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toujours la mère seule est châtiée. La peine à laquelle elle est ordinairement condamnée, et qui lui est le plus sensible, c’est l’exil à la sucrerie pendant des mois, et, en cas de récidive, pendant des années. On commence par faire avouer à la coupable sa faute, à genoux, et, après qu’elle a demandé pardon à Dieu et à son maître, on lui rase la tête ; on la dépouille de ses vêtemens de ville, qui sont aussitôt remplacés par une chemise de grosse toile et un jupon de lislado[1]. Montée sur une mule, elle est expédiée avec la requa[2] qui apporte les provisions de la semaine à la sucrerie. Là, bien que munie d’une recommandation charitable de la señora pour le mayoral[3], elle est soumise aux travaux de l’habitation. Cette punition ne corrige ni la coupable ni ses compagnes, bien moins encore les complices, et la race continue à croître et multiplier comme il plaît à Dieu[4].

Tandis que cela se passe ainsi dans une partie de l’île, par un contraste de mœurs et de principes digne de remarque, dans un grand nombre d’habitations l’esclave reçoit une récompense pour chaque enfant légitime ou non qu’elle met au monde ; on lui donne même la liberté si elle parvient à en produire un certain nombre. Cette prime d’encouragement, fort contraire aux bonnes mœurs, est favorable à l’accroissement de la race et améliore le sort des négresses. À peine sont-elles enceintes qu’on les exempte de tout travail pénible ; elles sont nourries plus délicatement et ne reprennent leurs occupations habituelles que quarante jours après leur délivrance. J’ai vu en France, dans les campagnes, de malheureuses jeunes femmes, dans les derniers mois de leur grossesse, passer, sous le poids des chaleurs de la canicule, des journées entières courbées, moissonnant à la faucille ! Pour l’ouvrier libre, le jour sans travail est un jour sans salaire, et l’existence d’une pauvre famille dépend souvent du travail de son chef. Mais si un instant, las de cette peine dure et incessante, accablé sous le poids d’une vie chargée d’amertume et

  1. Espèce d’étoffe grossière.
  2. Caravane de mules attachées par la queue et portant les provisions et les paquets, de la ville à la campagne.
  3. Chef et directeur des travaux des nègres esclaves ; on le choisit toujours parmi les blancs.
  4. Le code noir, dont nous avons signalé plus haut la barbarie à plusieurs égards, contient cependant quelques règlemens très humains et très moraux : tel est l’article 47, qui prohibe la vente séparée du mari et de la femme esclaves, et l’article 9, qui condamne l’homme libre, ayant des enfans d’une négresse, à l’amende et à la perte de l’esclave et des enfans, à moins qu’il n’épouse la femme esclave.