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les traîtres, qui sont toujours nécessairement de l’opinion de Hobbes puisqu’ils sont toujours du parti du plus fort. Cette singulière excuse fut admise à la nouvelle cour, où l’on jugea peut-être que la pratique était si ancienne qu’il n’y avait pas lieu de redouter la théorie : Hobbes fut même pensionné et il serait mort en faveur, sans la publication faite malgré lui de son histoire des guerres civiles.

Un tel homme ne peut guère inspirer de sympathie. Sincère si l’on veut, c’est une sincérité qui suppose un triste courage. Hobbes était du reste pour tous les partis extrêmes, et ne savait ce que c’est que conciliation et ménagement. Il étudia à quarante ans les mathématiques, et voulut les réformer. Il était plus aisé de faire une utopie de gouvernement, que de supposer une science mathématique à côté de la véritable ; ce fut une risée universelle. Quant à ses opinions en philosophie, jamais, il faut en convenir, le sensualisme et le matérialisme n’avaient été exposés avec une clarté aussi parfaite. Pour lui, la connaissance n’est « rien autre chose qu’un mouvement en certaines parties du corps organique. » — « L’esprit est un corps naturel d’une telle subtilité qu’il n’agit point sur les sens, mais qui remplit une place et a des dimensions. » Quant à sa morale, la voici tout entière dans une seule sentence : « Chaque homme appelle bon ce qui lui est agréable pour lui-même, et mal ce qui lui déplaît. » Avec tout cela, on fait l’éloge de sa conduite privée, tant il est vrai que nous sommes toujours inconséquens par quelque endroit. Ce grand logicien qui trahit tant le monde par fidélité à sa philosophie, eut cependant le tort d’être honnête homme.

Il est difficile d’être plus complètement et plus ouvertement sensualiste que Hobbes ; mais ce que M. Damiron fait ressortir avec une grande habileté, c’est cette contradiction d’une philosophie sensualiste, qui n’est nullement empirique, et ne veut admettre d’autre méthode que le calcul. Qu’ils fassent des expériences, dit Hobbes en parlant des académiciens, qu’ils s’évertuent tant qu’ils voudront ; ce sera peine perdue, s’ils ne reviennent à mes principes. Voilà sans contredit une confiance admirable. Et comme ces principes, hors desquels il n’y a pas de salut, sont radicalement faux, on peut juger des résultats que les lois du calcul leur promettent. Tout le mérite de Hobbes est donc dans les diverses combinaisons qu’il a données de ses idées fausses, et de ses principes faux. Il est vrai que ces combinaisons sont toujours nettes, régulières, justes. Il ne possède que de la fausse monnaie ; mais il en fait à merveille le compte et la balance ; et c’est pour cela, dit M. Damiron, qu’au lieu de se montrer un sage et grand métaphysicien, il n’est plus qu’un rigoureux, mais exclusif logicien.

M. Damiron, qui est lui-même d’ailleurs un philosophe du premier mérite, et qui excelle, comme chacun sait, à saisir le caractère propre d’une méthode et d’une doctrine, et à l’exposer avec un rare bonheur d’expression, publiera successivement une suite de mémoires sur les philosophes du XVIIe siècle. Il n’est personne qui ne se rappelle le succès qu’a obtenu son Histoire de la Phi-