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des langues homogènes, abondantes, sonores, prosodiques, avec des facilités d’inversion et de rhythme dont nous sommes privés. Ils jouissaient d’une vie générale et publique qui n’existe pas dans notre civilisation, où tout pousse à l’isolement, à la concentration. Les anciens ne connaissaient pas le chez soi, ils vivaient au soleil, dans la rue et sur les places ; ils produisaient leurs vices et leurs vertus au grand air. L’axiome fondamental des sociétés modernes est que la vie privée doit être murée. Dans un monde ainsi fait, la poésie générale n’a pas beaucoup de chances de succès. L’important est de savoir ce qui se passe dans ces ames ainsi retranchées, sous ces poitrines toujours couvertes, derrière ces murs opaques et ces fenêtres si bien closes. L’art antique était nu, l’art moderne est habillé ; ce qui fait que nous n’atteindrons jamais à la perfection de formes des Grecs, ni même des Romains. Bien peu de gens aujourd’hui sont capables de juger de la beauté d’un contour car le christianisme, dans son horreur exagérée du matérialisme, a supprimé la chair, et fait un crime de la nudité. Dans la vie moderne, comme elle est arrangée, on peut très bien arriver à la fin de ses jours sans avoir aperçu, tel que Dieu l’a fait, le corps humain, cet admirable poème, cette éternelle adoration de l’antiquité païenne. Ce que nous disons là de la forme purement plastique, s’applique également à la forme littéraire. À l’exception des poètes eux-mêmes, il n’y a que très peu de juges en fait de style. Nous sommes des barbares. Nos vers n’ont ni longues, ni brèves, ni pieds, ni césure. Ils n’ont que la supputation arithmétique des syllabes, l’hémistiche, coup grossier de couperet donné au milieu de la ligne, et la rime périodique, invention de bas-empire et de décadence. Nos vers ont donc besoin, pour être supportables, d’un soin excessif dans la facture, et il faut toutes les ressources du rhythme et du style pour en dissimuler la monotonie. Des vers français ne peuvent donc être qu’excellens ou exécrables. Dans les langues antiques, des vers dont la pensée est presque nulle, ou du moins fort ordinaire, peuvent avoir un charme infini par la beauté matérielle de la phrase. L’épithète insignifiante acquiert de la valeur par la quantité ou l’euphonie. En français, où la moitié des mots finit par des sons sourds et s’éteint misérablement dans l’e muet, il faut toujours une composition plus compliquée, des détails plus rares, des images serrées de plus près ; les généralités deviennent fort aisément des lieux communs, et c’est ce que M. Barbier n’a pas toujours évité dans les Chants civils et religieux.

Ses hymnes à la terre, au soleil, à la mer, aux montagnes, au travail, au froment, à la vigne, à la liberté, à la famille, au mariage, dont le sujet ressemble en quelque sorte aux sujets de composition que l’on donne aux élèves de rhétorique ou à ces lieux communs que les faiseurs d’épopées intercalent dans les vides de leur action, ne pouvaient acquérir une importance littéraire que par une exécution parfaite et une constante nouveauté de forme et de détails. Tout le monde sait que la vigne et le froment sont d’une grande utilité ; personne n’a mis en doute la beauté du soleil, de la mer et des montagnes ; la