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Aussi est-il plus difficile que jamais de produire une œuvre qui ait de l’ensemble. Tout se combat et s’entrechoque. L’Allemagne, la France et l’Angleterre se heurtent dans le nouveau roman de Bulwer, cadre qui renferme des élémens assez mal fondus et des dissonances que rien ne sauve, mais où se trouvent de véritables beautés, qui placeront cet ouvrage immédiatement au-dessous des meilleurs romans de ce temps. Nous citerons les peintures de la vie domestique anglaise et spécialement l’enfance du héros et de son frère, le caractère du parvenu hypocrite, formaliste honnête homme ; celui de Gawtrey, l’homme sensuel, poussé au crime par le vice, au vice par le besoin de jouir, né sans égoïsme comme sans fiel ; enfin, une multitude de scènes vivantes et puissantes dans lesquelles ces personnages jouent leur rôle avec beaucoup de force, de simplicité et d’intérêt. Là est la vérité, là le mérite.

Ce mérite d’une vérité, partielle du moins, distingue encore certaines œuvres septentrionales et les livre à l’admiration des hommes du Midi ; tout le monde sait que les œuvres les plus valables nous viennent aujourd’hui du Nord. Chaque jour, le teutonisme est plus définitivement vainqueur. Vous n’avez qu’à suivre son progrès, du XVIIe siècle au XVIIIe. Avec Frédéric II, l’esprit du Nord s’avance rapidement, et Voltaire s’en aperçoit. Avec Mme de Staël, il fait un second pas. Cette Française généreuse, femme de génie effleurant la déclamation, métaphysicienne spirituelle et éloquente, entraîne vers le Nord, dans son tourbillon impétueux, toute l’intelligence de la France étonnée. Depuis la mort de cette femme célèbre, le teutonisme avance encore, s’emparant même des arts, envoyant à Rome une colonie de peintres germains, conquérant Pellico et Manzoni, et infusant, grace à eux, la moralité minutieuse du puritanisme dans la vaste et plus charitable doctrine du catholicisme. Le voilà, ce progrès du Midi vers le Nord ; il se passe devant nous, ou plutôt nous passons avec lui et en lui, car il est le vaisseau qui nous emporte. Le Midi s’efface. Les régions du soleil ne reçoivent plus le soleil moral. Il y a plus de vie civilisée et de rayons intellectuels au fond du Danemark que sur le mont Parnasse, et dans une cabane glacée d’Islande que sur les bords lumineux de la Brenta.

Chose bien curieuse que ce progrès qui tue le Midi et qui enfonce définitivement Rome vaincue et la Grèce morte dans l’abîme obscur des temps mythologiques !

La question littéraire des temps modernes, que l’on a plongée dans la cuve bouillante et vaporeuse de l’esthétique, est assurément fort