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voyage qui, de plus, me coûte fort cher, malgré ou plutôt à cause de la protection du gouverneur. En passant à Esné, j’étais allé le prévenir de mon projet, et il m’avait remis une lettre pour le cheik des Ababdehs, demeurant à Rédésyéh, lieu de départ. Cette lettre lui enjoignait de m’accompagner en personne et de me ramener à ma barque sain et sauf, moi, mes gens et mon bagage, le rendant responsable de ce qui pourrait m’arriver de fâcheux. C’était plus que je n’avais demandé ; une simple recommandation eût suffi, tandis que j’ai dû héberger mon satellite et payer 20 piastres par jour l’honneur qu’il me faisait. Ce cheik venait de se mettre en bonne odeur auprès du gouvernement en assassinant son oncle, chef révolté d’une tribu voisine. C’est sous une pareille sauve-garde que je me suis mis en route ; je le savais, mais, craignant encore plutôt son avarice que sa cruauté, j’avais pris mes précautions. Du reste, ces gens se sont assez bien comportés, les conventions étant réglées d’avance ; mais ils m’ont tenu le plus long-temps possible en route, se levant tard, se couchant tôt, marchant du pas le plus lent et ne tenant aucun compte de mes observations ni de mes menaces ; plusieurs fois même il y eut entre nous des querelles assez vives, et je dois dire que, s’ils m’ont volé de moitié, ils l’ont fait avec une apparence d’égards digne de ces brigands italiens qui dévalisent les voyageurs en les traitant de seigneuries et d’excellences.

La route que j’avais à parcourir étant beaucoup plus longue et plus difficile que celle de Qosseyr, j’ai dû prendre huit chameaux ayant chacun son conducteur, un sakka ou porteur d’eau, pour veiller au chargement des outres et à la distribution économique du liquide ; enfin un kabir ou guide. Le porteur d’eau, vieux bédouin grisonnant et jadis brigand du désert, avait pillé et tué maintes fois ; il s’en vantait et mangeait encore de la chair crue comme un sauvage. Je l’ai vu dépecer à belles dents toute une épaule de mouton et en ronger l’omoplate. Le kabir marchait toujours en avant ; c’était un dévot tenant le chapelet d’une main, la lance de l’autre, et grommelant nuit et jour des prières. Il veillait tandis que nous dormions, et, infatigable à la marche, le nez au vent, il nous guidait avec une sûreté rarement en défaut, à travers les sinuosités d’une route dont la trace était souvent effacée par les pluies. Cet homme m’a été fort utile, car, sans lui, nous nous fussions vingt fois égarés, même avec la boussole dont je m’étais muni et avec les cartes qui sont fausses. Le pays présente un labyrinthe de vallées et de montagnes engrenées les unes dans les autres et suivant les directions les plus diverses,