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cesseurs. Déjà les Grecs, quelque temps auparavant, avaient, sous le règne de Périandre, essayé de couper l’isthme de Corinthe[1] : je suis, quant à moi, convaincu que cette première opération a suggéré l’autre, et que c’est là une idée grecque dont jamais les anciens rois d’Égypte ne s’étaient avisés. Voilà pourquoi Hérodote n’en a rien dit ; ce qui, je le répète, serait inexplicable, si l’histoire écrite ou la simple tradition eût alors conservé le souvenir d’une première opération. On n’y peut voir qu’une de ces traditions qui, depuis l’établissement des Grecs en Égypte, vinrent grossir la légende de Sésostris et d’autres anciens rois, supposer entre la Grèce et l’Égypte des rapports qui n’ont existé que plus tard, et suggérer l’idée de ces prétendues colonies égyptiennes d’Inachus, de Cécrops et de Danaüs, qu’on faisait arriver en Grèce à une époque où les deux pays ignoraient probablement l’existence l’un de l’autre.

Néchos interrompit l’opération, dit Hérodote, dans la crainte de travailler pour le barbare. Darius, fis d’Hystaspe, qui montra les vues les plus sages, et fit tout ce qu’il put pour réparer les folies de Cambyse, la reprit et creusa de nouveau le canal.

On ne peut douter qu’il ne l’ait terminé et rendu navigable. Hérodote, qui voyageait en Égypte vers 460, trente années seulement après l’entreprise de Darius, affirme que le canal est assez large pour que deux trirèmes y passent de front ; que l’eau du Nil y entre un peu au-dessus de Bubaste, et qu’il débouche dans la mer Érythrée (le golfe arabique). Voilà un témoignage précis et formel : il se trouve, à la vérité, en contradiction avec Aristote, Diodore de Sicile, Strabon et Pline, qui tous s’accordent à dire que Darius ne conduisit pas l’ouvrage à fin. Mais Hérodote parle de ce qu’il a vu, les autres, seulement par ouï-dire, d’un état de choses qui n’existait plus : son témoignage doit évidemment l’emporter sur le leur. Lorsque Aristote écrivit les Météorologiques, à Athènes[2], après l’archontat de Nicomaque (Olymp. 109, 4 = 341 A. C.) et avant l’expédition d’Alexandre, il y avait déjà long-temps que le canal était hors d’usage ; il a donc pu croire qu’on ne l’avait jamais terminé. D’ailleurs on doit convenir que ses informations à cet égard ont été bien incomplètes, puisqu’il na pas su un mot de l’entreprise de Néchos.

Quant aux auteurs plus récens, tels que Diodore, Strabon et Pline, la cause de leur erreur s’explique par cette circonstance, qu’ils écrivaient sous l’influence des historiens des Ptolémées.

  1. Diog. Laert. I, 99.
  2. Cf. J. L. Ideler, Prœfatio in Arist. Met., p. X.