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EUSTACHE LESUEUR.

On a dit, je ne sais d’après quel témoignage, que ce grand travail lui avait été donné par ordre de la reine-mère ; on a même ajouté que cette princesse l’avait nommé son peintre : je n’ai trouvé nulle part un indice sérieux qui confirmât ce fait. Il se sera introduit après coup dans les biographies, lorsque la gloire du peintre était devenue incontestée, et à une époque où on ne pouvait s’imaginer qu’un homme de génie n’eût pas été de son vivant peintre sinon du roi, du moins d’une reine. L’extrême modicité du prix alloué à Lesueur indiquerait, à défaut d’autres preuves, que ce n’était pas là une faveur royale. Les chartreux de Bologne donnaient à cette même époque une fois plus d’argent au Guerchin pour sa seule Vision de saint Bruno qu’il n’en coûta à leurs frères de Paris pour faire peindre tout leur cloître.

Mais Lesueur acceptait avec trop de joie cette pieuse et noble tâche pour regarder au salaire. Il avait alors vingt-huit ans (1645). Pendant les trois années écoulées depuis le départ du Poussin, son talent s’était fortifié par de constantes réflexions et par l’heureuse nécessité de se gouverner lui-même. Il aurait bien voulu, avant de se mettre à l’œuvre, faire de longues études de détails, et méditer à loisir le caractère général de ses compositions. Mais les frères étaient impatiens de jouir de leur cloître ; il fallut obéir, et l’on sait avec quelle rapidité tout fut achevé. Dès 1647, les tableaux avaient reçu leur dernière touche, et vers le commencement de 1648, c’est–à-dire en moins de trois années, ils étaient complètement terminés. Il est vrai que Lesueur s’était fait aider par ses frères Pierre, Philippe et Antoine, et son beau-frère Goussé. Mais il avait tout composé, tout dessiné, et plusieurs panneaux avaient même été entièrement couverts de sa main.

Ces vingt-deux tableaux excitèrent d’abord un sentiment de surprise, encore plus que d’admiration. Il faut avoir bien présent à la pensée la manière de composer et de peindre des Sébastien Bourdon, des Lahire, des Dorigny, de tous ceux en un mot dont les ouvrages étaient alors généralement compris et goûtés, pour se figurer combien on dut être étonné de cette simplicité, de cette absence complète de recherche et d’apparat. L’étonnement était respectueux parce qu’une œuvre si capitale n’est jamais traitée légèrement par la foule, même quand la foule ne la comprend pas. On louait la grande facilité de l’artiste, la promptitude de l’exécution ; puis, comme les conceptions supérieures finissent toujours, sur un point quelconque, par triompher des préjugés, on convenait que ce style était bien