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LA HOLLANDE.

Une discussion s’éleva entre les deux chefs de l’expédition sur la route à suivre, et ils se séparèrent. Cornelisz se dirigea vers le nord, et Barentz fit voile du côté de la Nouvelle-Zemble. Le malheureux n’en devait pas revenir. À peine arrivé dans les parages où il espérait trouver un passage au nord, il se vit de toutes parts cerné par les glaces. Quelquefois, à force de hardiesse et d’opiniâtreté, il parvenait à franchir une ou deux de ces barrières flottantes ; quelquefois aussi le vent les écartait l’une de l’autre et lui ouvrait un chemin au milieu de leurs masses gigantesques ; puis, un instant après, l’enceinte ainsi brisée se refermait, et le navire se trouvait de nouveau arrêté dans un bassin sans issue. Le 27 juin les glaces heurtaient le bâtiment avec tant de violence, que, dans la crainte de le voir se briser, les matelots se hâtèrent d’en tirer les chaloupes, afin d’avoir au moins, en cas de naufrage, une dernière chance de salut. Peu à peu les glaces chassées par le vent et charriées par les vagues se resserrèrent, s’amassèrent sous la quille du navire, sur ses flancs, et l’étreignirent de toutes parts avec tant de force, qu’il ne pouvait plus se mouvoir, ni en avant ni en arrière.

Ici commence l’un des récits les plus dramatiques qui existent dans les annales de la marine. C’est un des hommes de l’équipage, Gérard de Veer, qui l’a lui-même écrit, jour par jour. Il était là, le pauvre marin, à l’heure du naufrage ; il partageait toutes les douleurs physiques, les angoisses, les luttes affreuses de ses compagnons, et il n’a pas parlé de lui plus que des autres, il a transcrit ce qu’il voyait, ce qu’il soufrait, sans emphase et sans forfanterie. C’est là le privilége de ceux qui ont passé par de rudes épreuves. Pour émouvoir l’ame de ceux qui les écoutent, ils n’ont qu’à dire : J’étais là. Les vraies souffrances se traduisent par une parole simple et austère. Les émotions factices s’enveloppent dans un tissu de phrases artificielles[1].

Quand le bâtiment de Barentz fut engagé dans une forteresse de glaces, les pauvres gens qui s’y trouvaient virent bien qu’il fallait renoncer à tout espoir de le faire sortir de là, et se résignèrent à passer l’hiver dans ces horribles solitudes. Par bonheur la côte n’était pas loin. Ils y allèrent avec leur canot et y trouvèrent une source d’eau fraîche, de grands arbres déracinés, qui avaient été amenés là

  1. Le journal de Gérard de Veer a pour titre : Het derde Deel van de Navigatie om den Noorden, imprimé à Amsterdam en 1605, avec des gravures sur bois presque à chaque page. Je compte au nombre des heureux momens de ma vie celui où un Hollandais voulut bien me procurer cet ouvrage curieux et aujourd’hui très rare.