Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
REVUE DES DEUX MONDES.

quelques frères non-seulement pour copier leur costume, mais pour saisir sur le fait leurs gestes habituels et tous les détails de leur physionomie. C’était encore une innovation ; le Poussin lui-même, malgré ses goûts de vérité, n’a jamais composé ses tableaux les yeux fixés sur la nature ; ce n’est pas qu’il n’eût pour elle un sincère respect ; il l’aimait, il l’adorait autant que l’antique, ce qui est tout dire ; mais à la nature comme à l’antique il ne demandait que des indications, des souvenirs qu’il réglait ensuite par la pensée. Aussi, ses compositions même les plus animées ont-elles un caractère abstrait ; elles viennent de l’esprit et s’adressent à l’esprit. Lesueur, en ne consultant pas seulement, mais en étudiant la nature, faisait œuvre de peintre : son seul tort était de s’arrêter en chemin ; ces figures faites de pratique, à côté de figures vivantes, font tache ; elles ne disent rien et semblent même encore plus conventionnelles qu’elles ne le sont réellement.

Lesueur sentait les imperfections de son ouvrage, et il allait au-devant de la critique, en disant sans cesse, même à ceux qui le félicitaient, qu’il n’avait fait que des ébauches. Il avait raison ; oui, ce sont d’admirables ébauches, des ébauches de génie ; mais Lesueur pouvait-il s’élever au-delà ? Nous allons bien le voir tout à l’heure produire des ouvrages plus terminés ; mais toujours il donnera à sa pensée ce caractère de concision, de premier jet, d’indication elliptique qui exclut les développemens approfondis. Le développement en peinture, c’est l’art d’exprimer tous les moindres détails de la vie physique et morale, c’est-à-dire de l’individualité, sans que l’harmonie et l’unité disparaissent. Merveilleuse alliance qui constitue l’ineffable beauté de quelques œuvres, je ne dis pas de toutes les œuvres de Raphaël et des grands maîtres de son temps. Mais pour unir ce rendu dans les détails au sentiment spontané de l’ensemble, pour être à la fois Léonard de Vinci et Lesueur, suffit-il de naître seul, isolé, perdu dans un siècle abâtardi ? ne faut-il pas tenir dans sa main la chaîne non interrompue des traditions, ce fil conducteur qui ajoute à notre valeur personnelle le secours de tous les perfectionnemens acquis par nos devanciers ? C’est ce secours que nulle force humaine isolée ne peut remplacer. Des études sur nature continuées pendant la plus longue vie d’homme n’y pourraient suffire : l’individu est trop infirme et trop débile pour une telle tâche ; et voilà pourquoi, lorsqu’une fois l’art s’est élevé au sommet de la perfection, et qu’il en tombe, il ne s’y relève plus, à moins qu’il ne change de forme ; mais il faut que le monde en change aussi, ce qui n’a lieu