Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/61

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
57
EUSTACHE LESUEUR.

pour Paris, pour la cour, et jamais le bruit de son nom ne vint importuner celui dont il avait été le rival sans le vouloir.

Lebrun était donc maître du terrain. Pendant que le roi et M. de Colbert organisaient les finances et l’armée, le premier peintre se mit en devoir d’organiser les arts, et non-seulement les arts, mais toutes les industries entre les doigts desquelles il pouvait apercevoir un crayon. Une main sur l’Académie, dont il était le chef, l’autre sur les Gobelins, dont il était directeur, il devint l’arbitre et le juge suprême de toutes les idées d’artiste, le dispensateur de tous les types, le régulateur de toutes les formes : c’est d’après ses modèles que les enfans dessinaient dans les écoles ; c’est lui qui donnait aux sculpteurs le dessin de leurs statues ; les meubles ne pouvaient être ronds, carrés ou ovales, que sous son bon plaisir, et les étoffes ne se brochaient que d’après les cartons qu’il avait fait tracer sous ses yeux.

Il est vrai qu’il résultât de cette prodigieuse unité d’organisation une espèce de grandeur extraordinaire, un spectacle imposant, dont tous les yeux furent éblouis ; mais un tel régime pouvait-il durer ?

Lebrun put croire qu’il serait éternel. Quand il mourut, en 1690, ni son maître ni lui n’avaient encore laissé entamer leurs frontières. Mais dans la main de Mignard, et de Mignard déjà vieux, l’autorité perdit cette puissance irrésistible ; on commença même à la voir vaciller ; et quand enfin ce fut à un Lafosse qu’appartint le gouvernement, on perdit bientôt autant de batailles sur ce terrain-là qu’en perdait sur un autre M. de Villeroy.

La peinture avait beau s’envelopper de l’ampleur de ses draperies et invoquer dans sa détresse l’Italie, l’Académie et l’ombre de Lebrun : son théâtre était vermoulu, et tout ce grandiose de friperie allait tomber, usé comme un vieux rideau, devant le dégoût général.

Après une si longue oppression, le besoin de la liberté ne pouvait produire que des saturnales. On ne se contenta pas de répudier le genre académique italien, on voulut insulter à sa cendre comme à celle du vieux monarque ; on le dépouilla de son riche manteau pour l’affubler d’une veste de berger ou d’un petit domino de taffetas, on le frisa, on le poudra, on lui mit des mouches, et c’est à cette mascarade que la foule, naguère à genoux devant d’héroïques mannequins, apporta ses hommages et des couronnes.

Sans doute, Watteau était un homme d’esprit et de talent, il était né coloriste, et il rendait merveilleusement la nature de son temps ; mais il n’en faut pas moins convenir que l’art ainsi compris tombe dans le dernier degré de la licence et de l’aberration. Watteau, c’est