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avoir lieu que sur cette terre sainte, et que ceux qui ont le malheur d’être ensevelis dans une autre contrée, seront obligés, quand la trompette du jugement dernier sonnera, de s’en aller péniblement sous terre comme des taupes, jusqu’à ce qu’ils arrivent au rivage béni, où ils surgiront à la clarté du jour. Ceux qui, avant d’expirer, ne peuvent entreprendre ce voyage ont soin de conserver dans une boîte un peu de terre rapportée de la Palestine pour la mettre dans leur cercueil. Ils prétendent que cette terre garantit leur corps de la morsure des vers, en sorte que, quand l’heure viendra où ils devront se frayer leur longue route souterraine, ils retrouveront du moins pour se mettre en marche leurs membres intacts.

Des principaux établissemens de la nouvelle colonie, le voyageur s’en va errer dans les steppes. Je ne sais pourquoi je m’étais toujours représenté les steppes comme de vastes et profondes landes incultes et désertes. Le récit de M. Kohl fait une grande honte à mon ignorance. « Les steppes du sud sont, dit-il, le magasin de la cavalerie russe. C’est de là que le gouvernement tire non-seulement les meilleurs chevaux, mais les meilleurs cavaliers. La plupart des hussards, lanciers et cuirassiers, viennent de là, ainsi que les cosaques, et c’est là que l’on trouve les grandes colonies de cavalerie appelées Posselenije. Le nombre des hommes qui en font partie s’élève à soixante mille. Les villages qu’ils habitent sont tous construits sur un plan uniforme, régulier, et très bien entretenus, les rues bordées d’arbres, les maisons des officiers et des soldats simples, mais propres et pourvues des approvisionnemens nécessaire. Celles des officiers-supérieurs et des généraux font, par leur apparence champêtre, un singulier contraste avec les broderies, les décorations de ceux qui les occupent. C’est une curieuse chose aussi que de voir les soldats, l’uniforme sur le dos, le sabre au côté, conduire comme des pâtres leurs chevaux dans la plaine ou tenir le manche de la charrue. »

L’aspect des steppes est cependant monotone et triste. De tous côtés on n’aperçoit que d’immenses plaines de verdure, parsemées çà et là de quelques habitations ; mais on les traverse avec des chevaux vigoureux qui franchissent les distances au galop comme le cheval de Mazeppa. De temps à autre un effet de réfraction étonne et éblouit les regards. On voit à l’horizon des troupeaux de bœufs qui semblent s’élever dans l’air sous une forme fantastique et flotter dans l’espace. De temps à autre aussi, le voyageur s’arrête surpris tout à coup par le son du cor et les aboiemens de la meute. Les chiens ne se contentent pas ici, comme nos dociles lévriers, de faire lever le gibier, ils se précipitent après les lièvres et les renards jusqu’à ce qu’ils les atteignent ; alors ils les saisissent, les terrassent, les tuent, et attendent les chasseurs qui arrivent à cheval n’ayant plus rien à faire qu’à ramasser les corps des victimes. Il y a, sur le bord du Dnieper, un grand seigneur qui chaque année fait une chasse avec une trentaine de ses voisins, deux ou trois cents paysans, vingt-cinq chameaux, suivi d’un orchestre complet et d’une batterie de cuisine en bon ordre, avec les chefs, les marmitons et les rôtisseurs. Tout le jour on monte à cheval,