Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/757

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
753
LA RUSSIE DU MIDI ET LA RUSSIE DU NORD.

vin de la côte de Crimée, qu’il baptisait à volonté du nom de vin de Bourgogne, vin muscat, vin de Porto, etc. Le commerce allait fort bien. Le mari s’applaudissait de son ingénieuse invention, mais la femme regrettait les plaines de Reims, les côteaux d’Aï, et, en aidant mousser dans les verres de ses hôtes son faux vin de Champagne, s’écriait avec un soupir : « Ah ! la France, la belle France ! »

Il y a encore dans cette contrée quelques descendans fort riches des anciens seigneurs tartares. L’un, entre autres, est renommé pour ses habitudes hospitalières ; il s’appelle Méhémet-Mirza. Son origine remonte très haut, et sa fortune est immense. Il a fait bâtir, dans une de ses propriétés, une vaste maison pour servir d’asile aux voyageurs. L’édifice est divisé en deux parties, l’une meublée à la manière européenne, l’autre entourée de divans et ornée de tapis, selon l’usage des maisons tartares. L’étranger qui passe par là n’a pas besoin de recommandation ; il entre, et trouve le lit préparé, la table mise et des domestiques pour le servir ; c’est comme un conte de fées. Le fils de ce seigneur qui exerce si royalement l’hospitalité, est officier dans un régiment russe. Un jour, en revenant de Pétersbourg, il racontait avec bonheur que l’empereur l’avait reconnu, et avait daigné monter son cheval. Voilà où en est venu l’esprit indépendant et rebelle des vieux chefs de la race tartare. Dans un autre village tartare, nommé Apalakka, il y a aussi un seigneur célèbre par sa richesse. Celui-ci emploie ses immenses revenus à faire construire un château gothique en marbre vert. Le plan seul de cette construction lui a coûté 60,000 roubles. L’édifice entier coûtera plus de sept millions. Les appartemens de cette somptueuse demeure n’étaient pas encore achevés lorsque l’impératrice témoigna le désir de la visiter. Il fallut à la hâte paver, meubler, dorer ; on envoya chercher en poste les ouvriers d’Odessa ; on mit en réquisition les paysans des environs. Il en coûta 250,000 francs au noble comte pour préparer en quelques semaines une sorte de décoration factice, qu’il fallut détruire aussitôt après le départ de l’impératrice.

En longeant toujours la côte de Crimée, le voyageur arrive à Baktschisaraï, ancienne capitale de ces dernières tribus de l’empire mongol, qui étendaient leur domination jusque sur les bords du Dnieper et du Wolga, et qui ne furent assujetties que par Catherine. — C’est là, rapporte M. Kohl, c’est dans cette ville de Baktschisaraï, sur la limite des steppes et des montagnes, que vivaient jadis ces khans redoutables qui chaque été faisaient trembler les czars, et dont les Russes, les Polonais, les Turcs, briguaient avec zèle la faveur. C’est à l’entrée de ces montagnes que se rassemblaient ces hordes farouches qui, pendant des siècles, ne laissèrent pas, à plusieurs centaines de lieues de distance, une seule charrue labourer le sol. Les Tartares ont encore pour l’ancienne résidence de leurs chefs une prédilection et un respect particuliers, et les Russes ménagent ce sentiment d’affection chez un peuple qui n’est plus à craindre. Ils semblent même lui abandonner exclusivement cette cité de ses pères. Si l’on excepte quelques fonctionnaires russes, toute la population de Baktschisaraï est tartare. La ville a reçu, en différentes occasions, de nouveaux priviléges,