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LA RUSSIE DU MIDI ET LA RUSSIE DU NORD.

tremblante et éplorée le chercher de toutes parts, et le trouve enfin couvert de blessures, étendu mort parmi les morts. Saisie de douleur et d’effroi, elle tombe sans force à côté de lui, et en mourant elle enfante un fils. Vers le soir, les loups, les ours, les renards, attiré par l’odeur des cadavres, accourent sur le champ de bataille. Une ourse aperçoit l’enfant couché sur le sol, entre son père et sa mère, le prend avec douceur et l’allaite. Quelques jours après, des habitans de la contrée le recueillirent et l’élevèrent. L’orphelin enfanté par une mère mourante sur le cadavre de son père, et nourri par une ourse, devint un guerrier illustre et le chef d’une famille nombreuse.

Dès le XIIIe siècle, les Lettes, les Esthoniens, conquis par les Allemands, furent tous traités comme des créatures d’une nature très inférieure et déclarés serfs. En vain essayèrent-ils de secouer le joug de ces maîtres orgueilleux qui leur prenaient leur terre et les forçaient à la cultiver, en vain le pape lui-même essaya-t-il de les secourir dans leur asservissement. Ils étaient vaincus, subjugués, et ils subissaient dans toute sa rigidité la loi du vainqueur.

Sous la domination de la Pologne et de la Suède, leur sort s’adoucit. La noblesse livonienne fut invitée officiellement à traiter ses paysans avec moins de dureté ; un de leurs gouverneurs voulait remplacer par une amende la peine corporelle, qui leur était infligée ; un autre avait conçu plusieurs projets d’amélioration qui malheureusement ne furent jamais exécutés. Le règne de Gustave-Adolphe fut pour ces malheureux un temps de bénédiction. Il diminua leurs charges, leurs corvées, abolit l’autorité arbitraire des nobles, et la remplaça par celle d’un tribunal régulier. Il accorda même aux anciens paysans de chaque district le droit d’assister à certaines délibérations, et d’y exprimer leur opinion. La mort le surprit au moment où il allait peut-être prononcer l’entier affranchissement des serfs, et les guerres de Charles XII plongèrent les paysans de la Baltique dans une misère plus profonde que jamais.

Pierre-le-Grand, devenu maître de ces provinces, ne songea qu’à gagner l’affection de la population allemande, flatta la noblesse, et oublia complètement les paysans. Ses successeurs suivirent le même système. Au XVIIIe siècle, il ne restait plus la moindre trace des généreux règlemens que Gustave-Adolphe avait établis en faveur des paysans. Les serfs étaient retombés sous le joug le plus rude, le plus absolu, le plus arbitraire. Catherine II visita leurs provinces en 1754, et fut touchée de leur sort. Le gouverneur Browne prit à cœur leurs intérêts. L’esprit philosophique, qui commençait à se répandre au nord de l’Europe, porta quelques seigneurs à user d’un certain libéralisme envers leurs serfs. La diète des nobles de Livonie décréta même une ordonnance qui adoucissait leur situation. — Mais ce n’était là qu’un commencement très faible d’amélioration qui ne s’appuyait sur aucune base stable, et qui n’eut qu’une courte durée. À la fin du XVIIIe siècle, le mouvement révolutionnaire qui agitait tous les esprit pénétra dans les pauvres cabanes des serfs. Ils crurent que le moment était venu de faire entendre leurs plaintes légitimes à l’autorité supérieure. Ils envoyèrent une députation au gouvernement,