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LE DOCTEUR HERBEAU.

malles, qu’on exaltait déjà ses talens : c’était un élève de Dupuytren, l’orgueil de Dubois, l’amour d’Alibert, la providence des pauvres infirmes, l’espoir des mourans ; que n’était-il pas ? Il rendait la vue aux aveugles, la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques. Il avait à peine montré le bout de son nez sur la place et sur les boulevarts, qu’on célébrait déjà sa grace, son esprit, l’élégance de ses manières. Certes, le docteur Herbeau était un habile docteur, mais il avait fait son temps ; puis Colette était bien vieille et demandait un peu de repos ; puis la médecine avait dû faire bien des progrès et laisser le cher docteur Herbeau dans l’ornière ; puis Henri Savenay était de la faculté de Paris, et Aristide Herbeau de la faculté de Montpellier ; puis ceci, et puis cela. — Et l’on s’apitoyait sur Aristide, on affectait pour lui une compassion charitable. Il était bien cruel à son âge, après avoir régné si long-temps sans rivaux, de voir partager son empire et de ne laisser à son fils qu’une clientèle morcelée. L’établissement de Célestin devrait nécessairement en souffrir. Il faudrait renoncer à des prétentions désormais trop ambitieuses. Mme Herbeau ne serait-elle pas réduite elle-même à tenir sa maison sur un pied plus modeste ? Adieu les réunions du kiosque et les flots de bière mousseuse ! Le docteur Herbeau n’aurait plus désormais que de l’absynthe dans sa cave, disait, à ce propos, un poète de Saint-Léonard. Et c’est ainsi que l’envie des méchans, blottie sous le manteau de la pitié, s’y rigolait tout à son aise, et pleurait de l’huile bouillante sur les blessures du malheureux docteur Herbeau.

La gendarmerie prouva bien dans cette occasion que la vengeance, pour être le plaisir des dieux, n’est pas moins celui des gendarmes. Tous les gendarmes de Saint-Léonard laissaient éclater leur joie d’une façon particulière, et déjà se mettaient en quête de sympathie pour le nouveau docteur. Un gendarme, nommé Canon, atteint d’une fièvre chaude, avait fait appeler le jour même M. Savenay, et s’était montré, deux heures après, sur la place des Récollets, attestant à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’il avait été guéri par la seule vue de ce merveilleux médecin. Les esprits impartiaux de la ville n’étaient pas dupes de ce manége, et comprenaient bien que le gendarme Canon n’avait d’autre but que de déprécier le docteur Herbeau ; mais à Saint-Léonard, comme en maint autre lieu, les esprits impartiaux sont rares, et il n’était bruit, sur la place et sur les boulevarts, que de la guérison miraculeuse de ce diable de Canon. Le lendemain, la gendarmerie royale de Saint-Léonard se présenta en corps chez M. Savenay, pour lui offrir sa clientèle. Le brigadier porta la parole ; mais