connais l’auteur d’une lettre que vous regardez comme un outrage, et dont vous me demandez raison.
— C’est parfaitement ça, dit M. Baretty en enfonçant à coups de maillet une balle dans le canon d’un des pistolets.
— Je suis prêt à vous accorder la réparation que vous demandez, mais je ne me crois pas obligé de me soumettre à l’arrangement fort insolite que vous avez choisi. Je ne me bats pas sans témoins.
— Permettez, répondit le capitaine sans discontinuer ses belliqueux préparatifs ; nous sommes d’accord sur le fond, c’est l’essentiel ; quant aux détails, je vous crois incapable d’élever des chicanes à propos d’une petite irrégularité que m’imposent des considérations particulières. Je sais que Richomme vous a conté ce qui m’est arrivé l’an dernier à Barèges. Trois mois d’emprisonnement à propos du duel le plus loyal, c’était dur. Aussi ai-je juré qu’on ne m’y prendrait pas une seconde fois, et que la justice ne fourrerait plus le nez dans mes affaires. Des témoins, ça bavarde, et le procureur du roi finit toujours par se mettre de la partie. Il est vrai que nous sommes en Suisse, mais on y est encore plus bégueule qu’en France. Pour nous éviter tout désagrément à l’un ou à l’autre, voici ce que j’ai imaginé : voyez-vous ces deux crevasses ? elles sont de taille à engloutir un éléphant ; c’est ce qu’il nous faut. Il y a entre elles vingt-cinq pas environ, une bonne distance. Vous vous placerez au bord de celle-ci, moi près de celle-là. Le sort décidera qui fera feu le premier, et nous tirerons alternativement jusqu’à ce qu’il y ait un résultat. Il y a dix à parier contre un que celui qui sera atteint tombera dans la crevasse placée derrière lui. Alors tant mieux pour lui s’il est mort sur le coup. En tout cas, sa disparition passera pour un de ces accidens qui arrivent quelquefois dans les glaciers. Vous comprenez maintenant pourquoi je n’ai pas voulu prendre de guide ?
M. Baretty continua d’exposer avec la plus épouvantable tranquillité les avantages de ce joli plan, qui, tout d’abord, m’avait paru digne d’un antropophage, mais je ne l’écoutais plus. Ses paroles venaient de réveiller dans mon esprit un souvenir dont l’effet fut tel, que je devrais renoncer à le décrire. Je me rappelai qu’en visitant Chamouny, quelques années auparavant, j’y avais entendu raconter la tragique histoire d’un voyageur anglais. Ce malheureux était tombé dans une crevasse, et, au bout de trois ans, on l’avait vu reparaître fort bien conservé, à la source de l’Arveyron qui sert de canal excrétoire au glacier. Légende lamentable, à laquelle peut-être j’allais fournir un pendant ! Cette idée me serra la gorge comme eût pu faire un étau.