Je m’appropriai l’affreuse agonie du misérable précipité vivant encore dans un de ces gouffres qui ouvraient autour de moi leurs gueules avides. Je me vis, à une profondeur de quelques centaines de pieds, arrêté dans ma chute par le rétrécissement graduel de la crevasse ; je me sentis lentement broyé entre deux montagnes dont la puissance de compression ferait paraître débile l’irrésistible étreinte du boa constrictor. Rien que d’y penser, je suffoquais, j’étouffais. En ce moment suprême, les considérations du respect humain tombèrent à plat devant l’instinct animal qui porte tous les êtres créés à veiller à leur conservation. Jusqu’alors j’étais resté assis sur la glace en face du capitaine. Par un bond qui tenait de la frénésie, je me levai ; d’une main je lui arrachai le pistolet qu’il tenait encore, de l’autre je ramassai celui qu’il venait de charger, et je les lançai tous deux à tour de bras à travers le glacier ; d’un coup de pied j’envoyai au fond d’une crevasse le bâton à corne de chamois dont il s’était servi, et, à l’aide du mien, je gambadai si énergiquement, qu’au bout de quelques secondes j’avais mis deux ou trois abîmes fort respectables entre mon féroce ennemi et moi.
— Lâche !… polisson ! s’écria M. Baretty lorsque la stupeur où l’avait plongé cette manœuvre étourdissante lui eut permis de prendre la parole.
Nous étions à cinquante pas l’un de l’autre ; il n’avait plus d’armes, et sans bâton il lui était à peu près impossible de franchir les crevasses qui nous séparaient. Je m’arrêtai donc, et me retournant :
— Je ne suis ni un lâche ni un polisson, répondis-je majestueusement ; vous savez mon nom. Je demeure à Paris, rue Trévise, no 8. J’y retourne et vous m’y trouverez à vos ordres à toute heure. Nous nous couperons donc la gorge quand il vous plaira, mais à condition que ce soit sur un terrain civilisé. Si vous me tuez, je prétends reposer dans de la bonne terre végétale, et non dans cette glace, où j’aurais l’air d’un homard que l’on conserve. N’essayez pas de sortir d’ici sans bâton, vous vous casseriez le cou indubitablement ; je vais vous envoyer un guide.
Au lieu d’écouter les furibondes apostrophes que continuait de m’adresser le capitaine, je repris mon élan et traversai le glacier avec une agilité dont je me serais cru incapable. Je descendis en courant à l’auberge du Grindelwald, d’où, fidèle à ma promesse, j’envoyai un guide à la recherche de mon compagnon, qui, selon moi, s’était égaré dans le glacier. Puis, sans reprendre haleine, je me précipitai au pas gymnastique sur le chemin de Lauterbrunen, où je tombai