Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/646

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
642
REVUE DES DEUX MONDES.

des écoles en présence, une lutte, un combat ; les sensualistes dominaient, mais à côté d’eux l’école de Descartes et de Malebranche défendait la cause de la raison contre les sens, et la philosophie de Jean-Jacques, quoique sans force et sans portée, était une protestation éloquente en faveur du rationalisme. Toutes les écoles nouvelles, divisées sur les principes de métaphysique, avaient d’ailleurs une mission commune qu’elles accomplissaient avec dévouement. Il s’agissait de renverser, non de construire ; pour cette œuvre révolutionnaire, le sensualisme était la meilleure des philosophies. Mais la révolution achevée, les sensualistes, qui y avaient eu la plus grande part, se retrouvèrent seuls pour représenter la philosophie française ; et le jour où ils voulurent édifier, après avoir tout détruit, le vice de leur principe les condamna à la stérilité. On vit l’école s’enfermer comme à plaisir dans les questions les plus élémentaires, déployer un luxe de méthode d’autant plus vain que tant d’appareil n’aboutissait qu’à des mots, à des définitions, à des systèmes réguliers et vides ; et, comme Diderot l’avait déjà dit quelques années auparavant, elle pensa ouvrir des routes et ne put que tracer des lignes mathématiques. C’était là, pour le pays de Descartes et de Montesquieu, tomber dans une véritable décrépitude. La philosophie écossaise qu’un Reid, un Adam Smith, un Stewart, avaient élevée si haut ; la spéculation allemande, si neuve, si hardie, si féconde, se développaient des deux côtés de la France sans qu’on entendît à Paris aucun écho d’Édimbourg, de Munich et de Kœnigsberg. Au dedans la guerre civile, au dehors la guerre européenne ; un peuple ainsi remué appartient tout à l’action, et, s’il pense, ses théories lui poussent de son propre fonds : il n’a guère le temps de rien emprunter aux idées de ses ennemis. L’empereur, qui vint tout rasseoir, ne fit rien pour la philosophie ; quand on proscrit la liberté de la tribune et celle de la presse, comment protéger une science qui ne vit que de liberté, ou plutôt qui est la liberté même dans le domaine de l’intelligence ? La classe des sciences morales et politiques fut retranchée de l’institut impérial ; ce fut être suspect que de s’occuper de philosophie. L’Université, pour enseigner à toute force de la philosophie, enseigna Condillac. C’était laisser le nom et ôter la chose.

M. de Biran, ancien garde-du-corps de Louis XVI, retiré pendant la révolution dans le département de la Dordogne, où il remplit quelque temps une place de sous-préfet, appartenait alors corps et ame aux doctrines sensualistes, et ne se doutait guère qu’il dût un jour commencer la réaction qui les a détruites. Du fond de la petite