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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/66

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REVUE DES DEUX MONDES.

patrie, absorbant tous les ruisseaux des montagnes et reflétant tous les rayons. Refoulez cette source, perdez-la dans les sables, essayez d’amener à grands frais et d’enfermer dans un canal les eaux empruntées à de lointaines rivières, et vous verrez quelle différence sépare les deux moyens de fécondité, l’un factice, l’autre naturel.

Ce qui étonne l’observateur, c’est qu’au milieu de tant de causes de décadence et de néant, l’Espagne nourrisse encore des intelligences capables d’avidité scientifique et curieux de progrès littéraires. Rien de plus effroyable que la destinée des Espagnols depuis bientôt cinquante années. Les uns fuient à l’étranger et renoncent à leur patrie, à leur langage et à leurs traditions ; les autres, jetés en prison par un parti, délivrés par un second parti, exilés par un troisième, attendent d’un quatrième, ou la mort, ou le bannissement. Le mot carcel est celui qui se présente le plus fréquemment dans la biographie des Espagnols vivans. Les plus doux des hommes, gens de lettres, chanoines, peintres, poètes, écrivains érotiques ou humoristiques, se trouvent ainsi traités par le sort. Si vous lisez les pages que don Eugenio de Ochoa leur consacre dans ses Apuntes (Mémoires pour servir à l’histoire littéraire de l’Espagne moderne), vous n’y voyez que tristes aventures, de sorte que la destinée de chacun, dans ce malheureux et beau pays, est une succession de grands malheurs, et celle de la patrie une calamité sans grandeur comme sans terme.

La plupart des écrivains dont nous venons d’indiquer les noms, Quintana, Navarrete, Clemencin, Martinez de la Rosa, tour à tour bannis, incarcérés, proscrits, ont continué leurs investigations historiques ou poli leurs vers, en mangeant le pain amer de l’étranger, ou, comme l’auteur de Don Quichotte, dans les prisons, donde toda incomodidad tiene su asiento, y donde todo triste ruido hace su habitacion (où tout malaise a son domicile, où tous les tristes bruits se font entendre). On n’est que juste en se montrant sévère pour une nation organisée, vivante, florissante, telle que l’Angleterre ou l’Allemagne. La même sévérité appliquée à l’Espagne serait injustice. Elle ne vit pas ; elle pleure son passé ou le raille. Elle attend son avenir ou le maudit. Il y a en Espagne deux sociétés qui se repoussent : le passé et le présent, une momie qui a été reine et que l’on maltraite fort en sa qualité de momie, et un embryon extrêmement petit, qui n’a point la patrie pour mère, et qui, éclos dans les es-