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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/69

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DES AUTEURS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS.

apercevez derrière lui les ombres des écrivains antérieurs qui ont réhabilité la féodalité, Goethe, Walter Scott, Schiller. Vous séparez facilement de l’œuvre qui vous est offerte le travail d’érudition qui a présidé à sa naissance. Vous regrettez la barbare et puissante inspiration du poème du Cid, et, pénétrant dans le cabinet du poète, vous y voyez un savant ingénieux, occupé à recoudre les lambeaux des vieilles cottes de mailles qui ne doivent plus recouvrir une poitrine héroïque. Vous redescendez malgré vous vers cet état social de l’Espagne actuelle, incapable à la fois de détruire un passé qui lui pèse et de défendre des débris qui l’écrasent ; triste et noble nation, assise au milieu des ruines qu’elle méprise, en face d’une décadence que tous ses efforts précipitent !

Dans une telle situation, rien n’est plus naturel à un peuple énergique et spirituel, qui se voit mourir, que de se peindre. Aussi la littérature espagnole, jadis hautaine même dans la comédie, grave dans la parodie, héroïque dans les œuvres de Tirso de Molina, le prêtre bouffon, philosophique dans la merveilleuse satire de Cervantès, n’a-t-elle pas aujourd’hui de plus agréables et de meilleurs momens que lorsqu’elle se met à raconter avec un triste sourire et une gaieté un peu amère l’abaissement de cette société grandiose. Les Espagnols modernes ne sont jamais plus ingénieux que lorsqu’ils disent ce qu’ils pensent des juntes, des essais de constitutions, des ébauches de civilisation et de l’état du pays. On ferait un joli et excellent volume de ces tableaux picaresques[1] et pittoresques ; ce sont, je n’en doute pas, les fragmens et les produits littéraires auxquels l’Espagne actuelle attache le moins de prix, et ce sont incomparablement, avec ses essais de drame et ses recherches d’érudition, les plus dignes d’attention et d’estime.

Les noms de ces écrivains humoristes sont assez nombreux, et nous citerons pêle-mêle ceux de Campo Alange, de Calderon, de Tapia, de Somoza, de Pelegrin, de Larra, mais surtout de Miñano et de Mesonero. La plupart de ces écrivains, que les troubles de ces trente dernières années ont fait naître en assez grand nombre, sont beaucoup plus remarquables qu’on ne le croit en Europe. La confusion grotesque d’une situation politique sans exemple dans les annales du monde, tout en pénétrant de tristesse les ames élevées et les esprits vifs ou profonds, se mêle de cette bizarrerie comique dont toute

  1. Picaro, gueux, mendiant.