Voiture, et, en dépit du talent réel de ces deux rois du bel esprit, ce sont là deux parrains littéraires qui donnent à penser. L’alambiqué est passé de mode à cette heure, et l’ingénieux n’a plus cours qu’à demi, peut-être bien aussi parce que l’on en trouve la main d’œuvre trop coûteuse et trop difficile. Bref, sur la foi de La Harpe, qui parle de Saint-Évremond de manière à n’engager personne à le lire, et qui finit, en confrère dédaigneux, par le proclamer « un homme de fort bonne compagnie, » je m’apprêtais à feuilleter en courant cette série formidable de petits volumes : je n’eus pas besoin d’aller loin pour changer d’avis. Il y a là certainement bien du fatras, pour nous servir de l’expression de La Harpe ; mais, en mettant de côté le mauvais, l’ennuyeux, et ce qui revient aux faiseurs de Saint-Évremond, il en reste encore assez pour fournir la matière d’une des études littéraires les plus curieuses que puisse nous offrir le XVIIe siècle.
Charles de Saint-Denys, sieur de Saint-Évremond, naquit à Saint-Denys-le-Guast, près Coutances, le 1er avril 1613, trois ans après la mort de Henri IV. C’était le troisième des six fils de Charles de Saint-Denys et de Charlotte de Rouville, issus tous deux des premières familles de Normandie, faisant grande figure dans le pays, et assez haut placés pour qu’un siècle plus tard le père Anselme en ait parlé dans son Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France et des grands officiers de la couronne. Toute cette splendeur ne devait guère profiter au jeune Charles de Saint-Denys, qui, avec son nom de Saint-Évremond, ou, comme on prononce en Normandie, Saint-Ébremont, tiré d’une petite terre de la baronnie paternelle, n’avait en perspective d’autre héritage qu’une modeste légitime de 10,000 francs en argent et une pension de 200 écus, « ce qui est beaucoup pour un cadet de Normandie, » ajoute avec le plus grand sang-froid son historien Desmaizeaux. « Dans ce temps-là, dit l’auteur des Mémoires de Grammont, était chevalier qui voulait, abbé qui pouvait, j’entends abbé à prébende. » Saint-Évremond, que dans sa famille on avait surnommé l’Esprit, fut jugé capable d’être mieux que cela, et pour l’arracher à ces deux professions d’aventuriers, l’unique ressource de tant de cadets, on le destina à la robe, qui dérogeait moins en Normandie que partout ailleurs. En conséquence, à peine âgé de neuf ans, on l’envoya commencer ses études à Paris, sous les pères jésuites, au collége de Clermont, aujourd’hui Louis-le-Grand, où il eut pour professeur de rhétorique le père Canaye, qu’il devait plus tard mettre en scène dans un de ses plus ingénieux écrits. À quinze ans, Saint-Évremond commençait son