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vingt-deux ans, sentinelle avancée du siècle de Louis XIV, qui en était encore à ses premières armes et à son premier nom, et que l’on appelait alors le duc d’Enghien. À tort ou à raison, le futur grand Condé se piquait déjà de littérature ; il avait même été tout récemment question à l’Académie de l’appeler à remplir la place laissée vacante par la mort du fondateur. Avec cet instinct qui devait en faire un jour l’hôte de Molière, de Racine, de La Fontaine, et l’ami de Bossuet, instinct peut-être plus moral qu’intellectuel, le jeune duc vint droit à Saint-Évremond dans la foule. Pour l’attacher de plus près à sa personne, il lui donna la lieutenance de ses gardes, à laquelle il joignit une autre charge, peu compatible en apparence avec la première : il lui confia la direction de ses lectures. La guerre donnait dans ce temps moins d’embarras qu’au nôtre à ceux qui la faisaient. On marchait de siége en siége, posément, avec mesure, sans tout cet attirail d’études topographiques dont s’entoure aujourd’hui l’art militaire, sans ces préoccupations continuelles de manœuvres stratégiques et de marches forcées qui absorbent les jours et les nuits de nos capitaines. Il ne restait donc que trop de loisirs aux conducteurs de ces armées peu exigeantes, au duc d’Enghien surtout, général au jour le jour, tout de verve et de spontanéité, qui ne songeait à prendre son parti qu’en face de l’ennemi, tellement habitué à compter sur l’inspiration du moment, qu’il disait un jour : « Ce que je n’ai pas trouvé au bout d’un quart d’heure, je ne le trouverai de ma vie. » Ce n’était donc pas une sinécure que la fonction dont était chargé Saint-Évremond, et il la remplissait d’une manière qui ne serait peut-être plus du goût de nos états-majors. Pour égayer les momens perdus de son général, il lui expliquait les anciens, en homme de sens et d’intelligence il est vrai, bien supérieur au commentaire pédant qui régnait alors dans le monde encore nombreux des savans en us. Lui-même a donné quelque part un exposé de sa méthode, qui indique un esprit plus en avance sur son siècle que ne l’ont laissé croire certains juges littéraires mal disposés en sa faveur. « Je n’aime pas, écrivait-il bien long-temps après au maréchal de Créqui, je n’aime pas ces gens doctes qui emploient toute leur étude à restituer un passage dont la restitution ne nous plaît en rien. Ils font un mystère de savoir ce qu’on pourrait bien ignorer, et n’entendent pas ce qui mérite véritablement d’être entendu… Dans les histoires, ils ne connaissent ni les hommes ni les affaires, ils rapportent tout à la chronologie ; et pour nous pouvoir dire quelle année est mort un consul, ils négligeront de connaître son génie et