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a dérobée ; telle histoire du cœur renfermée dans d’étroites limites bravera, sinon la lente dissolution du temps, du moins la violente destruction de la critique, parce qu’il n’est personne au nom de qui l’on puisse réclamer les élémens dont elle se compose. À ce point de vue, quelques-uns des ouvrages de M. Karr ont leur existence indépendante qu’on est forcé de respecter. Son roman de Fa Dièze, la troisième de ses productions dans l’ordre chronologique, est une bulle si l’on veut, mais une bulle qui tire d’elle-même la fraîcheur et l’éclat des nuances changeantes qu’elle fait briller aux yeux. C’est une songerie comme on peut en avoir au fond d’une chaise de poste, tandis que les grelots des chevaux qui vous entraînent et le roulement de la voiture rendent un son qui berce votre pensée. Pendant ce rêve de quelques heures, le romancier se livre à une course fantasque et désordonnée sur le clavier de l’ame humaine. Tout ce qui remplit notre cœur d’accords, depuis le tintement argentin que font les bruits éloignés de l’enfance jusqu’aux voix mélancoliques et désabusées de l’âge mûr, les accens joyeux, les notes plaintives, s’interrompent ou se succèdent sans ordre, sans suite, mais d’une façon qui trouble et qui séduit. Les livres de cette nature tiennent plutôt à l’art sensuel de la musique qu’à l’art abstrait et sévère de l’écrivain. Ils rappellent aussi le charme des essences, car ils ont la puissance enchanteresse, les exhalaisons enivrantes, enfin toute la douce volupté du narguilé.

Il peut arriver dans une grande ville qu’on traverse un jardin public pour aller d’un carrefour à un autre. Tout à l’heure on marchait sur le pavé boueux d’une rue étroite, on était resserré entre deux haies de maisons moroses pleines de grincemens de scie et de bruits d’enclume, à présent on foule le sable fin d’une allée, des arbres penchent sur votre front leurs feuilles d’où s’échappent mille chants d’oiseaux. Pourtant les voix du dehors ne cessent jamais de vous poursuivre. Aux deux extrémités du jardin on entend retentir leurs glapissemens, au milieu on distingue encore leur confus murmure. Parcourir la carrière littéraire de M. Karr, c’est faire ce trajet. En ce moment, je suis au milieu de ma course. Je cherche à ne plus rien entendre et à ralentir le pas. Quelle délicieuse fantaisie que les Révolutions de Pirmasents ! On retrouve presque la cour du duc Irénéus dans la cour de ce petit prince toujours en querelle avec son bottier et son tailleur. Cette douce ironie d’artiste dont je parlais tout à l’heure y est gracieuse et épanouie. Dernièrement, au milieu de tous les quolibets des Guêpes, j’ai rencontré cette riante