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LA MONARCHIE AUTRICHIENNE.

noir. Nous croyons ici qu’il y a dans la société des points fixes auxquels il n’est pas permis de toucher. »

Beaucoup de choses changent sur la terre ; les connaissances humaines s’agrandissent, leurs applications se multiplient, l’homme étend son empire sur le globe qui lui a été assigné pour demeure ; il apprend chaque jour à le mieux exploiter ; mais le petit monde, le cœur humain, faisons-nous des progrès indéfinis dans l’art de le connaître et de le maîtriser ?

Sans doute, à mesure que la civilisation s’avance, l’homme devient plus apte à porter le poids de sa propre personnalité ; et l’ordre social, ayant ainsi des garanties individuelles de plus en plus fortes dans le for intérieur de chacun, semble avoir moins besoin de garanties légales et publiques. Chacun étant plus habile en moyenne dans le gouvernement de soi, on est tenté d’en conclure que la société peut se gouverner elle-même. À cet égard pourtant il importe de faire une distinction.

L’homme se dépouille graduellement des habitudes grossières et des penchans brutaux de la vie sauvage. Les passions qu’on pourrait appeler animales s’en vont. L’ordre public a commencé et continuera de plus en plus à se passer de l’assistance du glaive. En cela le progrès est manifeste, et la raison individuelle substitue heureusement sa sanction volontaire aux prescriptions impératives des pouvoirs publics.

Bien plus, les sentimens généraux s’élargissent, le cercle de nos affections s’étend, le noble sentiment de l’universelle fraternité des peuples gagne du terrain ; mais le fond du cœur humain reste le même. Parmi les passions primordiales qu’il recèle dans ses plis, celles qui sont plus humaines, je veux dire plus spéciales à l’homme, plus particulières à notre nature d’être raisonnable ou plutôt raisonneur, celles qui sont les attributs, non de la bête, mais de l’autre, comme l’un des de Maistre a appelé l’ame, il en est un grand nombre, et des principales, qui ne changent guère ; elles se combinent dans un ordre différent, elles sont mobiles dans leur objet, mais leur essence et leur énergie restent les mêmes. Si elles se sont tempérées, c’est dans les formes extérieures ; si elles se sont polies, c’est à la surface. Chez les peuples modernes, la jalousie et l’ambition dévorent les ames avec la même ardeur que chez les Romains et les Grecs. Elles n’ont plus le poignard à la main, elles ne versent plus le poison ; mais, pour ne plus recourir aux sicaires et à l’art de Locuste, elles ne sont guère moins insatiables ni moins acharnées que dans les