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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/871

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DE LA POÉSIE LYRIQUE EN ALLEMAGNE.

tion cérébrale inquiétait toujours depuis. Cet homme savait la Bible par cœur, en récitait de longs passages à la malade, et lui psalmodiait aussi toute sorte de musique et de plain-chant, ce qui soulageait bien un peu la pauvre femme, mais agaçait et soulevait extraordinairement le démon qu’elle avait en elle ; et il n’était pas rare de voir celui-ci, poussé à bout, interrompre la séance avec fureur, et se livrer aux emportemens les plus injurieux contre les saintes Écritures et leur malencontreux interprète. Le digne serviteur, désespérant du salut de sa cliente, finit, en dernier ressort, par lui conseiller d’essayer de boire un peu au-delà de sa soif, afin que le bon esprit du vin s’emparât du mauvais démon. Un jour qu’il était à prescrire ses ordonnances dans la chambre de la malade, Kerner voulut absolument nous y conduire, et lui demanda de chanter quelques fragmens de sainte prose. Le bonhomme obéit, mais d’une voix si chevrottante, que le respectable démon, n’y tenant plus, finit par éclater en invectives et se démener d’une orageuse façon.

Ludwigsburg, lieu de naissance de Justin Kerner, est une petite ville qui, sous de prosaïques apparences, cache une poésie que notre élégiaque a su rendre mieux que personne dans ses Reiseschatten, où elle figure sous le nom de Grasburg. Ville toute moderne, et qui ne date guère de plus de cent ans, Ludwigsburg doit à sa position, médiocrement favorable au développement industriel, d’être restée inachevée, inconvénient dont on n’a du reste pas trop à se plaindre, grace à ces belles allées de tilleuls qui remplissent l’espace demeuré libre dans l’enceinte des murailles, à ces fraîches et vertes promenades semées çà et là de fragmens d’architecture, d’ébauches de palais abandonnés au milieu de leur construction, ruines anticipées qui, tout en peuplant ces pittoresques solitudes, ne laissent pas d’en augmenter la mélancolie. Mais laissons parler le poète lui-même, écoutons la description qu’il va nous faire du pays natal, et voyons glisser devant nous les silhouettes de certains originaux qui l’avaient frappé dans son enfance, et qu’il s’est amusé depuis à crayonner d’un trait. Kerner appelle Ludwigsburg Grasburg (ville du gazon), sans doute à cause de ses rues, où le gazon foisonne.

« On arrive à Grasburg par une allée ombreuse de châtaigniers et de tilleuls. Un silence de mort régnait dans la ville, silence interrompu seulement par le bourdonnement des abeilles en maraude autour des branches qui bourgeonnaient. Des rues longues et larges s’ouvraient devant nous, entre deux rangées de jolies maisons peintes en jaune. Au bout d’une de ces rues, je