Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/902

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
892
REVUE DES DEUX MONDES.

qu’ils avaient composés aux noces du duc de Joyeuse, outre les livrées et les étoffes de soie dont cet illustre seigneur leur avait fait présent à chacun. Cet argent comptant avait alors un très grand prix ; car trop souvent, à ces époques de comptabilité irrégulière, les autres libéralités octroyées demeuraient un peu sur le papier. On cite l’exemple d’Henri Estienne à qui le roi (1585) avait donné mille écus pour son traité de la Précellence du Langage français ; mais le trésorier ne lui voulut délivrer sur son brevet que six cents écus comptant. Et comme Henri refusait, le trésorier lui dit en se moquant : « Je vois bien que vous ne savez ce que c’est que finances ; vous reviendrez à l’offre et ne la retrouverez pas. » Ce qui se vérifia en effet ; aucun autre trésorier n’offrit mieux ; un édit contre les protestans survint à la traverse, et Henri Estienne dut s’en retourner à Genève en toute hâte, le brevet en poche et les mains vides.

Sous Louis XIV même, sous Colbert, on sait l’éclat que firent à un certain moment ces fastueuses pensions accordées à tous les hommes de lettres et savans illustres en France et à l’étranger. Il alla de ces pensions, dit Perrault (Mémoires), en Italie, en Allemagne, en Danemarck et jusqu’en Suède ; elles y arrivaient par lettres de change. Quant à celles de Paris, on les distribua la première année à domicile, dans des bourses de soie d’or ; la seconde année, dans des bourses de cuir. Puis il fallut les aller toucher soi-même ; puis les années eurent quinze et seize mois, et, quand vint la guerre avec l’Espagne, on ne les toucha plus du tout. Aujourd’hui, il faut tout dire, si on est par trop rogné au budget, on est très sûrement payé au trésor.

Les poètes favoris et bons catholiques savaient sans doute profiter des créations d’offices et des petites confiscations en leur faveur, mieux que le calviniste Henri Estienne ne faisait de son brevet. On voit pourtant, à de certaines plaintes de Baïf, que lui aussi il eut un jour bien de la peine à se défaire de deux offices de nouvelle création, dont Charles IX l’avait gratifié, et l’honnête donataire s’en prend tout haut à la prodigieuse malice d’un petit secrétaire fripon. Quoi qu’il en soit, dans sa retraite de Saint-Victor, où tous les illustres du temps vinrent s’asseoir, et où nous verrons Desportes en un moment de douleur se retirer, Baïf continua de vivre heureux et fredonnant, menant musiques et aubades, même au bruit des arquebusades du Louvre, et chamarrant sa façade de toutes sortes d’inscriptions grecques bucoliques et pindariques, jusqu’à l’heure où les guerres civiles prirent décidément le dessus et où tout s’y abîma.