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LE DERNIER OBLAT.

se taisaient sous l’herbe flétrie ; les cigales seules, suspendues aux branches des amandiers, chantaient d’une voix monotone et fêlée.

La dame parcourait d’un regard attendri cette campagne aride et nue ; elle reconnaissait avec émotion chaque site, chaque accident de terrain ; elle les revoyait à travers le charme de mille souvenirs touchans et doux, des souvenirs de son enfance, de sa première jeunesse, de ses plus beaux jours. Pendant quelques momens, elle se tut, recueillie dans ses impressions ; puis, se rejetant au fond du carrosse, elle s’écria :

— Je n’aurais jamais pensé que quelque chose au monde pût me remuer ainsi le cœur. Ah ! ma pauvre Andrette, il me semble que mon ame s’est tout à coup rajeunie, que je reviens à vingt ans. Quelle faiblesse ! Moi, Mme Godefroi, une vieille femme qui a passé sa vie à raisonner sur toutes choses dans la société des plus grands philosophes de notre temps, je m’attendris, je pleure comme une petite fille, comme une pensionnaire qu’on ramène du couvent à la maison paternelle ! C’est ridicule.

— Madame va surprendre son monde, dit la suivante ; on ne l’attend pas de si bonne heure.

— Je le sais bien, répondit-elle ; c’est ce que je voulais. Andrette, vois-tu là-bas ce toit rouge surmonté d’une girouette ? Vois-tu ce grand portail au bas de la prairie ? Nous arrivons !

Andrette se pencha à la portière, et aperçut une assez grande maison au-delà d’un terrain vague qui pouvait effectivement, après les pluies d’hiver, ressembler à une prairie, mais où, pour le moment, on aurait inutilement cherché un brin d’herbe fraîche. La maison était au fond d’une cour plantée d’aliziers ; d’un côté s’élevait le colombier, de l’autre le petit clocher de la chapelle, et tout à l’entour de vieux murs crénelés, qui lui donnaient un certain aspect seigneurial.

Le carrosse entra au grand trot dans la cour, précédé par les deux laquais à cheval, et vint tourner devant le perron, où il s’arrêta. Les postillons firent claquer leur fouet en l’air, et les laquais, se hâtant de mettre pied à terre, vinrent ouvrir la portière. Cette entrée bruyante sembla réveiller les échos depuis long-temps endormis de ce séjour ; les chiens aboyèrent au fond de la bergerie, une nuée de pigeons s’envola du colombier, et quelques oisons effarouchés s’enfuirent en piaulant à travers les tas de broussailles qui embarrassaient la cour. Mais personne ne paraissait autour de la maison ; aucun visage joyeux et surpris ne se montrait aux fenêtres, dont les contrevents rouges restaient fermés.