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LE DERNIER OBLAT.

surprise, car il était évident que le temps seul n’avait pu amener un si complet et si terrible changement. Mme de Blanquefort avait baissé les yeux sous ce regard ; des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues sans qu’elle songeât à les essuyer, et elle courbait la tête avec une expression humble et résignée.

— Ma pauvre Cécile, vous n’avez pas été heureuse ! dit Mme Godefroi en lui serrant tendrement les mains. Si je l’avais su, je serais venue plus tôt ; mais dans vos lettres, qui étaient si rares, si courtes, jamais un mot de vos peines : vous ne m’avez jamais rien dit.

— Vous vous trompez, ma sœur, répondit la marquise avec effort ; je ne me plains pas de la Providence, je ne murmure pas contre la position qu’elle m’a donnée ; la vie que je mène vous paraîtra triste, mais c’est la seule qui me convienne ; je l’ai choisie et non pas acceptée.

— Ma pauvre Cécile ! répéta Mme Godefroi en secouant la tête avec un sourire plein de tristesse et de doute, un sourire de vieille femme clairvoyante et expérimentée ; puis elle ajouta vivement : — Et dites-moi, M. le marquis de Blanquefort, conseiller au parlement de Provence, mon très honoré beau-frère, a-t-il été averti de ma prochaine arrivée ?

— Oui, ma sœur ; il comptait que vous seriez ici ce soir seulement, et il doit venir pour vous recevoir.

— Ah ! il me fait cet honneur ! dit Mme Godefroi avec quelque ironie ; de mon côté je serai charmée de le connaître enfin. Et vos enfans ? et mon neveu M. le comte de Blanquefort ?

— Mon fils aîné est à la ville avec son père, répondit la marquise ; à son âge on ne se plaît guère dans une solitude comme celle où je vis ; sans doute vous le verrez aussi ce soir.

— Et votre Benjamin, votre petit Estève ?

— Le voici, ma sœur, répondit Mme de Blanquefort en tournant les yeux vers un jeune garçon de quinze ou seize ans qui se tenait à l’écart et regardait de loin, d’un air curieux et effarouché, la voyageuse et sa suite. Venez, Estève, venez saluer votre tante. — Comment ! c’est là mon petit neveu ? qu’il est joli ! qu’il est beau ! s’écria Mme Godefroi en l’embrassant avec une effusion presque maternelle ; mais il ressemble à une fille avec ses cheveux cendrés, ses grands yeux bleus et son teint couleur de rose ! Il a de vos airs, ma sœur ; pourtant c’est un autre type plus régulier, plus rare. Devez-vous être fière de ce visage-là !

Ces mots n’amenèrent pas sur les lèvres de Mme de Blanquefort le