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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/159

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REVUE MUSICALE.

le désespoir amoureux n’entre pour rien dans son suicide. Voilà qui s’appelle avoir le génie des combinaisons dramatiques. Un musicien fort en renom au Conservatoire, Reicha, écrivit aussi un opéra de Sapho représenté, il y a tantôt vingt ans, à l’Académie royale de musique, et qui n’eut alors guère plus de succès que la partition italienne ne vient d’en obtenir à la salle Ventadour. Reicha n’était pas un mélodiste, chacun le sait, mais au moins pouvait-on admirer dans son œuvre un style élevé et correct, une tenue de langage en harmonie avec les conditions du sujet qu’il traitait. De l’héroïne traditionnelle, de la grande artiste passionnée et sublime, de cette mascula Sapho dont parle Horace, l’opéra italien n’a gardé que l’improvisatrice de la légende antique ; de la fable il n’est resté que la couronne de laurier et la lyre d’or : passe encore pour la couronne de laurier, elle sied si merveilleusement à la belle tête de Giulia Grisi ; mais pourquoi la lyre, puisque le musicien n’en pouvait évoquer le génie ? — Au moment de mourir, un beau délire s’empare de Saffo, son front s’illumine tout à coup d’une sérénité radieuse, les harpes de l’orchestre préludent, écoutez :

De quels sons lumineux va rayonner sa lyre ?

Tristes sons en vérité, pâles accords, musique ambitieuse et maniérée au moins autant que le vers que je viens de citer. Eh quoi ! cette lyre d’or de Sapho, cette couronne prophétique, tout cet appareil, toute cette pompe pour une si chétive et si mesquine inspiration ! Voilà cependant ce qui arrive tous les jours avec ces sujets grandioses, ces épopées musicales où se précipitent comme au hasard les imaginations les plus modestement douées. La Saffo de M. Pacini nous remet en mémoire le Stradella de M. Niedermeyer. Il faut être Gluck pour oser faire chanter Orphée. Du délire poétique à la démence il n’y a qu’un pas ; une fois sur la pente, Saffo ne s’arrête plus, et l’improvisation académique se termine en une scène de folie dans les règles. Au fait, comment la Lesbienne n’aurait-elle pas son quart d’heure d’égarement tout aussi bien que l’Émilia de la Vestale, tout aussi bien que Lucia, Elvire, Anna Bolena, et ses vingt autres sœurs du répertoire ? Un opéra italien serait-il donc un opéra italien, sans cette espèce d’intermède final où l’héroïne s’avance l’œil en pleurs, les cheveux dénoués, le sourire sur les lèvres, la main tendue vers son amant qu’elle appelle et croit voir, et récapitule l’un après l’autre, avec ses sensations de joie ou d’ivresse, tous les motifs épars çà et là dans le cours de l’ouvrage. M. Auber et les compositeurs de son école ont l’habitude de faire précéder leurs partitions d’une ouverture où glissent à la file, et plus ou moins adroitement présentées, les mélodies du drame musical qu’on va jouer. Ce que l’ouverture de M. Auber est à ses opéras-comiques, la scène de folie obligée l’est à l’opéra italien, et cette observation suffirait au besoin pour expliquer l’absence d’ouverture dans la plupart des opéras nouveaux. Les Italiens ont remplacé le prologue par l’épilogue. — Ce-