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pendant, lorsque Saffo s’est livrée à son aise à tous ses désespoirs, lorsqu’elle a parcouru tous les degrés de son échelle de misères, et complété le sommaire des motifs contenus dans la partition de M. Pacini, son front rayonnant pâlit et s’incline, elle brise sa lyre, et, foulant sous ses pieds la couronne de laurier, elle s’élance échevelée sur le rocher classique du haut duquel le sacrifice de sa vie se consomme, non plus avec solennité et dans un libre arbitre généreux et sublime, mais froidement, sous le coup d’une nécessité banale. Ô Desdemona ! vous aussi vous aviez une harpe d’or qui s’échappait de vos mains languissantes après l’immortelle improvisation du Saule, vous aussi vous mouriez en inspirée ! Giulia Grisi semblait faite tout exprès pour représenter la Lesbienne Sapho telle qu’on se l’imagine, résumant en elle les qualités linéaires du style grec. Jamais on ne vit beauté plus resplendissante et plus fière. C’est au point qu’il faudrait représenter le chef-d’œuvre de M. Pacini seulement pour montrer la diva dans son costume du second acte, les tempes ceintes du laurier sacré, la chlamyde à demi flottante, abandonnée et retenue par les plis de la pourpre autour du corps, dont elle accuse la ligne vaguement. Quelle passion dans le regard, quelle harmonie dans le geste, quelle sérénité confiante dans la démarche et sur le front. C’est la tragédie antique en personne. Cependant, si le costume grec sied à ravir à la belle prima donna, avouons qu’en revanche il n’avantage guère les autres, les hommes surtout qui se trouvent par là travestis de la plus singulière façon. Tamburini emmailloté de longs voiles blancs, Tamburini grand-prêtre d’Apollon, mais assez chanteur encore pour ne pas négliger de se bien envelopper les bras dans des manches postiches du meilleur effet, est à coup sûr une physionomie sacerdotale intéressante et curieuse. Que dire aussi de ces malheureux choristes et de ces étranges bandelettes dont leurs perruques se couronnent ? À la première représentation de Saffo, au moment où la Lesbienne outragée renverse l’autel, l’esprit de vin qui brûlait sur le trépied se répandit sur la scène, et, continuant à flamboyer par terre, effrayait déjà les chanteurs. Le trouble allait, selon toute apparence, se mettre dans le finale, sans l’inspiration d’un vénérable choriste, prêtre lui aussi du dieu qu’on adore à Délos, et qui, voyant le danger, s’en alla vite dans la coulisse chercher une éponge mouillée dont il se servit pour éteindre le feu sacré le plus sérieusement du monde. Faites donc de l’antique avec de pareils incidens, et surtout avec de la musique du genre de celle de M. Pacini ! — Combien ne préférions-nous pas à cette indigeste composition le Cantatrice villane de Fioravanti, représentée quelques semaines auparavant ! Qui n’aimerait cette musique si légère, si nette, si pleine de verve et d’aisance, d’esprit et de bonne humeur ? Peu s’en faut que cette partition n’ait rien perdu de sa grace originelle, de sa primitive fraîcheur ; supprimez çà et là quelques tours de phrase surannés, quelques formules où la désuétude s’est mise, et vous aurez un opéra bouffe italien de vieille roche, une musique parente à plus d’un titre du Matrimonio segreto. Au sortir des effroyables bacchanales du jour, on est tout ravi de ce style