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passons à la petite pièce, du sévère au plaisant, nous trouvons aussitôt sur notre route les nouveaux triomphes de M. Liszt à Berlin. L’illustre virtuose exploite ainsi l’une après l’autre toutes les capitales de l’Europe. L’an passé, c’était Vienne, si nous avons bonne mémoire ; aujourd’hui c’est Berlin, demain ce sera Pétersbourg, et partout des hourras et du délire, partout le fanatisme au sein des populations agitées ! Certes, après le fameux sabre de Hongrie, la Prusse avait fort à faire pour ne pas être en reste. Heureusement le corps universitaire s’est levé comme un seul homme, et l’ovation de Berlin formera un épisode non moins intéressant que les triomphes de Vienne dans l’épopée de cette vie d’artiste. M. Liszt, en homme d’esprit qu’il est, s’adresse volontiers aux influences dominantes dans le pays qu’il visite. Il donne à Vienne ses concerts à l’aristocratie, à Berlin il les dédie aux étudians. Or, l’étudiant allemand a plus d’une analogie avec l’étudiant de Salamanque, et, s’il lui ressemble par son goût passionné pour la musique, il lui ressemble encore davantage par le vide de sa bourse. En abaissant le prix de ses concerts au niveau des plus modiques fortunes, M. Liszt ne pouvait manquer de se concilier les plus bruyantes sympathies. L’enthousiasme est une sorte d’appoint qu’on ajoute au chiffre du billet, une monnaie que les gens qui paient cher économisent, et que la plupart du temps les autres jettent par les fenêtres. — Dire quelles acclamations accueillirent le virtuose dans ses concerts serait chose impossible. Sérénades, galas, toasts, illuminations, on ne savait comment célébrer sa bienvenue. Quand arriva le jour des adieux, la ville ne voulait plus le laisser partir. Dès le matin, une foule immense assiégeait les abords de l’hôtel où M. Liszt était descendu. Un carrosse attelé de six chevaux blancs attendait le musicien à sa porte. On sortit de Berlin en triomphe, au milieu des hourras et des fanfares d’une musique de janissaires. Arrivé au premier relai, le cortége s’arrêta ; des discours furent prononcés de part et d’autre ; on parla de l’humanité, des droits des peuples, de la monarchie et de la papauté ; puis le virtuose, montant dans sa voiture de voyage, disparut dans un nuage de poussière, non sans avoir adressé pour derniers adieux à la multitude qui l’entourait ces trois vers d’un personnage du Philtre :

Adieu, adieu, mes bons amis,
Vivez unis ;
Je reviendrai dans ce pays !

Tels sont les faits que rapportent les gazettes allemandes, s’il faut en croire les notes transmises aux journaux par des mains pieuses, auxquelles on ne contestera pas le privilége d’orner et d’embellir tout ce qu’elles touchent. Il y a dans la noblesse hongroise certaines maisons qui conservent encore de nos jours des droits souverains. Quand un de leurs membres arrive dans sa principauté, les cloches sonnent, le canon gronde, les bannières flottent sur les murailles. M. Liszt partage désormais ces priviléges féodaux avec les Esterhazy. Qu’on nie encore la souveraineté de l’art !

La musique et le Conservatoire viennent de faire une perte irréparable ; l’au-