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plus le vagabond de la Judée qui en est le héros, c’est une auguste victime, un noble martyr, ce généreux crucifié du Caucase, qui semble un prophète du Christ au milieu de l’antiquité grecque ; c’est toujours la souffrance, mais avec elle et par sa vertu le triomphe de tout ce qu’il y a de divin, et non plus l’affreuse victoire du sépulcre.

À peu près vers cette époque parut en Allemagne le livre de Strauss. Il faut y avoir été alors pour juger de l’effet que produisit cet évènement. Ce fut une consternation et une stupeur générale. Strauss découvrait avec une impitoyable franchise à l’Allemagne ce qu’elle pensait véritablement du christianisme ; il ne lui permettait plus de complaisantes illusions, et lui montrait comment depuis Kant, par la philosophie et par la critique, elle n’avait cessé de marcher à une apostasie nationale. M. Quinet publia, à ce propos, un beau travail où il fit connaître avec une remarquable richesse d’informations l’épais fourré de la théologie allemande, sa profusion d’écoles et de systèmes, et ces subtiles disputes dont nous n’avons aucune idée en France, et qui passionnent au vif nos voisins, si froids aux débats politiques.

M. Quinet est un de ceux qui nous ont le mieux initiés à l’Allemagne. Il nous est difficile d’entrer dans ce sanctuaire : le plus souvent nous restons à examiner curieusement les dehors ; il faut, pour en ouvrir les portes, un talisman que chacun n’a pas. Quand on se promène au bord du Rhin, sous les saules argentés par la lune, le murmure des eaux et la nuit font rêver aux merveilleuses légendes, et l’on croit voir sous les pâles feuillages errer le roi des aulnes et les ondines sortir du fleuve avec de suaves chansons. L’Allemagne intellectuelle est pour nous un pays non moins féerique : au lieu de sylphes, elle est peuplée d’abstractions dont le nom même n’est jamais parvenu jusqu’ici, légers fantômes, esprits familiers de Kant et de Hegel, sorte de mythologie métaphysique qui nous semble aussi superstitieuse et moins charmante que celle des poètes. Pour se transporter dans une région si différente de celle où nous demeurons, il faut une faculté qui ressemble presque au somnambulisme de l’intelligence. Ne nous félicitons pas trop vite de notre bon sens toutefois : cette seconde vue, à qui la netteté manque trop souvent peut-être, n’est, à le bien prendre, que l’habitude de l’infini. M. Quinet, par les tendances de son esprit, est naturellement préparé à comprendre l’Allemagne ; il y rencontre à son tour toute une parenté intellectuelle. C’est en Allemagne que se trouve l’homme qui le rappelle le mieux, je veux dire Görres, esprit solennel et passionné aussi,