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L’ARCHIPEL DE CHAUSEY.

travail en allant voir, du haut du Mont-de-Bretagne, la brume du soir descendre peu à peu sur les îles les plus voisines, et je regagnais ensuite mon réduit solitaire. Quelque temps encore j’entendais les chants de maître Lecam répétés en chœur par ses camarades, ou la rumeur des disputes enfantées par les fumées du cidre ; mais ces bruits tombaient un à un, s’éloignaient dans la direction du village des Malouins, et bientôt le silence solennel de la nuit n’était plus troublé que par le mugissement lointain de la vague heurtant la pointe du port Marie, ou les rafales du vent d’ouest m’apportant le bruit du ressac des Épails. Alors ma table de quatre pieds carrés, couverte des produits de ma chasse, devenait pour moi un monde bien autrement attrayant que les somptueux spectacles offerts à la même heure, par nos grandes cités, à leurs riches oisifs. Les pinces, les pointes, le compresseur, fixaient les objets de mes recherches ; la loupe, le microscope, m’ouvraient le monde des infiniment petits ; le crayon, le pinceau, reproduisaient leurs images en croquis destinés à être terminés plus tard ; la plume courant sur le papier traçait à la hâte les notes nécessaires pour fixer mes souvenirs. Je voyais les faits s’enchaîner aux faits, je sentais la pensée éveiller la pensée ; et, dans cette réaction de l’observation sur l’intelligence, de l’intelligence sur l’observation, se révélaient à moi des jouissances indicibles. Oui, dans ce petit coin du globe dont l’aspect désolé n’éveille d’abord que de sombres impressions, dans cette grande chambre dont le froid et l’humidité semblaient se disputer l’atmosphère, au milieu de cette absence de tout bien-être matériel, j’ai éprouvé, je puis le dire, les joies les plus complètes, les plus entières dont la vie m’ait encore laissé le souvenir. Et lorsque, remontant à l’origine de toutes ces harmonies, je retrouvais toujours l’éternelle puissance comme point de départ de cette admirable chaîne ; lorsque, de merveilles en merveilles, la création élevait ma pensée jusqu’au Créateur, ah ! c’était du fond de mon ame que je l’adorais dans ses œuvres, et que je m’écriais : « Gloire à Dieu ! »

Et maintenant vous comprendrez sans peine combien je m’oubliais facilement au milieu de ces travaux. Souvent je ne regagnais mon lit suspendu que lorsque mes doigts, engourdis par le froid, ne pouvaient plus manier mes instrumens avec la précision nécessaire. Souvent les Blainvilais, dont les cabanes étaient placées en face de ma fenêtre, s’étonnèrent de retrouver à trois heures du matin la clarté de ma lampe, qu’ils avaient aperçue avant de s’endormir. Des souvenirs que mon séjour pourra laisser à Chausey, celui-ci sera un