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M. de Blanquefort ne venait donc jamais la voir ?

— Jamais. Pendant bien des années, Mme la marquise a vécu ainsi abandonnée, sans voir d’autres personnes que M. l’abbé et le révérend père Damase, son confesseur. La consolation de voir son fils aîné lui a même été refusée. Elle s’est soumise à tout sans murmure ; elle a mis ses peines au pied de la croix et tout son espoir en Dieu. Dans le monde, on croit qu’elle a quitté sa famille par un excès de dévotion, et M. le marquis en a répandu partout le bruit, en disant qu’elle avait tout abandonné pour ne plus songer qu’à son salut. Il feint de se conformer à sa volonté en la laissant ici, et il assure qu’elle se trouve la plus heureuse créature qu’il y ait ici-bas ; mais cela n’est pas vrai : elle se meurt de chagrin, vous le voyez.

— Je comprends à présent, s’écria Mme Godefroi ; ma pauvre sœur a offert et voué son enfant à Dieu pour le soustraire à la haine de son père. Mon beau-frère a fait tous ces abominables calculs, tous ces mensonges, pour donner un prétexte à sa conduite, pour déguiser les sentimens dénaturés qui lui ont fait commettre déjà tant d’iniquités, et il a pensé que ma sœur ne le démentirait pas, qu’elle n’oserait dire la vérité, même devant moi. En effet, elle est capable de cet absurde et sublime effort de vertu ; elle m’a tout caché, et sans doute elle persistera jusqu’au bout à se taire.

— Certainement elle n’accusera jamais M. le marquis devant vous, dit la Babeau ; elle ne l’accuserait pas quand même il s’agirait de sa vie.

— Elle le craint donc plus que la mort ?

— C’est plutôt la crainte de Dieu qui la retient ; elle regarderait la moindre plainte comme un péché.

— Mais qui donc a réussi à lui persuader tout cela ? s’écria Mme Godefroi ; qui s’est emparé ainsi de son esprit et lui a donné des convictions si aveugles et si fermes ? qui l’a sermonnée et prêchée avec tant de succès ?

— Personne, répliqua Babeau ; non, en vérité, personne. Mme la marquise est devenue tout à coup dévote.

— Comment ! du jour au lendemain, pour ainsi dire ?

— Oui, madame, à la suite d’un malheur dont elle a été témoin, répondit la Babeau en se rapprochant de la vieille dame comme si quelque souvenir effrayant revenait à son esprit. Mme la marquise a toujours eu de la religion ; pourtant elle ne passait pas sa vie à l’église, elle allait au bal, enfin elle était comme tout le monde. À cette époque, il n’y avait encore qu’un enfant dans la maison, et M. le mar-