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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/404

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REVUE DES DEUX MONDES.

une folle audace, il regagna à la hâte sa cellule et se jeta sur son lit, où il passa dans un pénible sommeil le reste de la nuit.

Il faisait jour lorsque la cloche de l’église fit entendre de nouveau ses sons graves et prolongés ; cette fois un caquetage confus annonça que chacun s’éveillait dans le dortoir des novices. Un moment après, le père-maître entrouvrit la porte d’Estève.

— Dieu soit avec vous, mon cher fils ! dit le moine d’un ton amical. Avez-vous entendu la cloche ? Elle a sonné le premier coup de la messe ; vous avez encore une demi-heure devant vous avant de descendre au chœur.

— Me voici déjà prêt, mon père, répondit Estève en s’inclinant ; mais, avant la messe, je voudrais entretenir un instant votre révérence ; qu’elle daigne m’écouter avec bonté. Ce que je vais lui déclarer sera peut-être considéré par elle comme une vision, une erreur de mes sens.

— Parlez, mon fils, dit le père Bruno en souriant, parlez ; nous serons indulgens pour vos faiblesses d’esprit.

Alors Estève raconta comment il s’était levé à minuit pour aller au chœur, et l’étrange rencontre qu’il avait faite dans le petit cloître. À mesure qu’il parlait, le maître des novices devenait sérieux ; sa physionomie, ordinairement si ouverte et si gaie, n’exprimait plus qu’une attention soucieuse. Il laissa Estève achever son récit sans l’interrompre par aucune marque d’étonnement ou de désapprobation, puis il lui dit gravement :

— Vous avez bien agi, mon cher fils, en me révélant ce que vous avez vu. Toutes les fois que votre esprit sera frappé de quelque frayeur, de quelque doute, il faudra venir me trouver ainsi, et bientôt je vous aurai rassuré et convaincu. L’apparition que vous avez eue n’a rien de surnaturel ; c’est un homme et non un esprit que vous avez aperçu dans le petit cloître. Il est heureux pour lui, et peut-être pour vous, qu’une dangereuse curiosité ne vous ait pas entraîné à sa poursuite, ou que, saisi de terreur à son aspect, vous n’ayez pas jeté des cris qui eussent éveillé tout le monastère. À l’avenir, ce fantôme ne se montrera plus, soyez-en bien assuré. Maintenant, tout est dit à ce sujet, et moi, votre supérieur, je vous défends de parler à qui que ce soit au monde de ce que vous avez vu cette nuit ; je vous le défends sous peine de désobéissance et de péché mortel.

— Je ne l’oublierai pas, mon père, répondit Estève avec soumission.

Il garda le silence en effet ; jamais il n’essaya de savoir s’il y avait au-delà du troisième cloître quelque endroit habité par des religieux