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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

L’imagination et l’esprit d’aventures reploient leurs ailes ; les nations d’Europe s’acheminent vers un plus rude et plus douloureux pèlerinage. On se met à étudier avec soin la vie pratique, et pour la première fois on comprend que savoir est puissance, et que puissance ne se compose pas seulement de poésie. Du XIVe au XVe siècle, tout marche dans cette voie ; les délices de l’invention poétique, l’ingénuité de l’art primitif font place au génie de l’observation, qui se cherche et se tâte. On veut comprendre, connaître et approfondir. Dante lui-même est didactique. Pétrarque scande des vers latins et dédaigne sa gloire italienne. Boccace professe plus d’estime pour son érudition acquise que pour la naïveté de son talent. Après Dante et Pétrarque, la voix de la poésie s’éteint peu à peu, et l’observation des mœurs éclot en Allemagne.

Vers le commencement du XIVe siècle, vous pouvez découvrir en Franconie, dans un petit village obscur des bords de la Saale, la première apparition de cette analyse de l’homme, de cette minutieuse et fine appréciation qui n’appartient ni aux méridionaux, ni aux anciennes littératures, et que notre époque, féconde en mots barbares, a barbarement appelée l’individualisation. À travers cette longue perspective de cinq siècles, si le coup d’œil plonge jusqu’au petit village de Thurstadt, il rencontrera un certain maître d’école, nommé Hugo de Trimberg, assis devant son pupitre du XIVe siècle, endoctrinant de petits enfans rebelles, au coin d’un feu modeste et d’une table frugale. Cet Hugo mérite d’être salué de loin, comme le bisaïeul d’Addison, de Sterne et de Swift.

C’est une curieuse et antique figure que celle de Hugo ; — un poète comme Swift, sans poésie ; un pédagogue qui fait la leçon aux hommes, et donne de bons points à ceux-ci et des férules à ceux-là ; un maître de classes qui a pour verge d’assez mauvais vers, contenant d’assez bonnes plaisanteries ; un industrieux collecteur de livres dans un temps où les livres étaient rares et précieux : « Je suis possesseur, dit-il, d’une bibliothèque de deux cents volumes, dont douze écrits par moi-même, cinq en latin, sept en allemand. Je me nomme Hugo de Trimberg, et j’ai été quarante ans maître d’école à Thurstadt, près Babenberg (Bamberg). Mon livre a été fini treize cents années après la naissance du Christ, etc. » Son allemand est d’ailleurs trop naïf pour que nous ne le citions pas textuellement :

Der dies buch gedichtet hat,
Der pflag der schulen zu Thürstat.
Vierzig jar for Babenberg