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REVUE DES DEUX MONDES.

La comédie à cent acteurs divers dont parle La Fontaine se trouve donc ébauchée dans le Roman du Renard ; ce monde des nuances et des caractères, monde qui n’est autre que le roman moderne, y est esquissé pour la première fois. Si le Renard, sans auteur, sans père, sine prole creatus, a pénétré dans tout le Nord, en Angleterre, en Flandre, en Hollande, en Suède, en Danemark, il n’a pu entamer ni l’Italie ni l’Espagne ; il a fallu deux siècles pour que Casti, dans ses Animaux parlans, lui empruntât quelque chose. En France, il eut assez de succès, sans y devenir aussi intimement populaire que dans les contrées saxonnes.

Imparfait, grossier, naïf, mais fort, mais plein d’une vérité ironique, ce livre est fertile en ombres grotesques, qui dessinent par des silhouettes piquantes les réalités de la vie. Sa majesté Lion, tenant cour plénière, reçoit les plaintes de Hintze le chat, de Lampe le lièvre, d’Isegrim le loup, de Chanteclair le coq, plus ou moins victimes de dom Renard, maître fripon qui les a tous lésés. Le chef des gardes, l’ours Bruin, est chargé d’amener le coupable. Mais Bruin est gourmand ; dom Renard l’engage dans une expédition de picorée qui doit lui rapporter une récolte d’excellent miel ; dom Bruin introduit bénévolement sa stupide tête dans le tronc fendu où le miel est déposé ; puis, saisi comme dans un écrou par les deux portions de ce tronc qui se referme, l’imbécile ne gagne rien qu’une bastonnade miraculeuse et un jeûne complet. Tel est le premier fait d’armes du diplomate Renard. Mais son éloquence, ses ressources, sa finesse, sa dextérité, le superbe sang-froid avec lequel il exploite tous les caractères et tous les vices, le placent à côté de Panurge, de Figaro et de Gil Blas. Il se tire de tout, Il est politique, dévot, poète, économiste, industriel, statisticien. Il a des trésors cachés qu’il promet à sa majesté lionne, mais qu’il n’obtiendra de la grace de Dieu que si l’on consent à lui donner pour souliers un peu de la peau de ses ennemis. On les lui accorde, et avec ces souliers il va en pèlerinage jusqu’à Rome, où on le fait cardinal. Il prie, il ment, il ruse, il fait l’usure, il pérore, il discute, il ravit d’enthousiasme les peuples qui l’écoutent. Il a des procédés pour tous les succès et des expédiens pour tous les cas. Le roi, émerveillé, lui remet la charge entière des affaires de l’état, et l’auteur finit ainsi son épopée :

Mon livre, écrit en style clair,
Messieurs, ne se vend pas fort cher.
On y voit comme en une glace
Le monde et tout ce qui s’y passe.