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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

Achetez-le, je prierai Dieu
Qu’il vous mette en sa gloire. Adieu !

Il a raison. C’est un vrai miroir que son livre, un peu rude et grossier, mais fidèle, un miroir chrétien et ascétique, représentant la vie terrestre comme livrée à la domination de la ruse, et exilant dans le ciel le triomphe de la vertu. « Rien n’est plus pénétrant, bien que rien ne soit moins satirique, dit quelque part M. Sainte-Beuve, que le génie chrétien. » Non-seulement le roman est chrétien, mais il est septentrional. Le Renard a deux caractères singuliers et contradictoires : chrétien et septentrional, il porte des traces nombreuses de paganisme antérieur. On y voit percer une vive haine contre les prêtres et les moines. L’ancien et le nouveau génie se trouvent confondus dans cette béatification terrestre de la ruse ; bible séculière, vade mecum du moyen-âge septentrional, comme le livre de Brandt devint, au commencement du XVIe siècle, la grande propriété de l’Europe, comme au XVe le Roman de la Rose a été le manuel de la France.

L’auteur de ce livre ? C’est un mystère. Homère est moins problématique. Il semble que les masses soient les véritables mères de certaines œuvres. Un nommé Hinrek von Alkmer prétend, dans sa préface, avoir traduit le poème du wallon en bas-allemand. Mais est-ce un homme réel ? Les savans ne le pensent pas. Il parlent d’un certain Nicholas Baumann, professeur à Rostock, et qui aurait représenté dans une allégorie satirique la cour de Juliers, d’où il avait été banni ; puis il se serait donné le nom de Henry d’Alkmer. Baumann n’a pas l’air plus réel que Henry. Plus on s’enfonce dans les ténèbres du moyen-âge, plus on s’étonne de revoir toujours ce Renard inévitable. Au XIVe siècle, Philippe-le-Bel le fait pourtraire en tapisserie. Aux temps carlovingiens, il y a déjà trace de lui. Vous diriez qu’une pluie tombée du ciel fait germer de toutes parts cette allégorie transparente, vaste analyse de l’humanité, qui devient bientôt universelle comme la Bible, comme Cervantes, comme Robinson, comme l’Imitation. Lorsque l’époque didactique, succédant à l’époque lyrique, toucha son apogée, le Renard devint l’Iliade et l’Odyssée de ce temps ; on y puisa des exemples, des allusions, des citations, des apologues ; on le sculpta dans les églises, on le peignit sur les vitraux. Il s’en fit, dès les premiers momens de l’imprimerie, vingt éditions ; il eut l’honneur d’être traduit en latin par ce pauvre Hartmann Schopper, dont la rude destinée et le style cicéronien méritent un souvenir[1]. —

  1. Opus poeticum de admirabili fallaciâ Vulpeculæ Reineckes, etc.