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qui recevaient l’aumône à la porte de l’abbaye un homme auquel le père Timothée témoignait depuis long-temps un intérêt mêlé de compassion. Ce mendiant était connu dans le pays sous le nom de Genest le vagabond. C’était une espèce de Samson aux cheveux crépus, à la face de léopard, un type accompli de la force physique ; mais ce développement magnifique de la forme semblait s’être opéré aux dépens de l’intelligence ; Genest le vagabond était un pauvre idiot, un fou tranquille et inoffensif, dont on reconnaissait au premier aspect l’infériorité morale. Son regard avait une expression inquiète et vague, ses traits étaient peu accusés, et ses épaules de géant supportaient une tête d’enfant. Ce malheureux était né sur une des fermes de l’abbaye, et dès son enfance il avait témoigné de singuliers instincts, l’instinct des espèces voyageuses qui changent de lieux selon les saisons. L’hiver il demeurait volontiers dans les environs du couvent, où il était sûr de trouver la nourriture et le gîte ; mais, les beaux jours venus, il s’en allait au hasard et vaguait jusqu’aux approches de l’hiver. Deux ou trois fois il avait été arrêté dans ses courses vagabondes, et comme on était parvenu à comprendre dans son langage obscur, presque inintelligible, qu’il venait de l’abbaye de Châalis, la maréchaussée l’y avait ramené comme un malfaiteur. Il arrivait les mains liées, la figure hâve et bouleversée par une sorte de terreur instinctive ; on l’enfermait pour l’empêcher de repartir. Alors il tombait promptement dans un dépérissement complet. Taciturne, accroupi dans un coin de la chambre où on le retenait, il se laissait mourir de faim. Le père Timothée avait eu assez de crédit pour le délivrer d’abord de cette réclusion et pour lui donner ensuite les moyens de s’abandonner au besoin de mouvement qui le tourmentait. Le printemps venu, il lui attachait au cou un rouleau de ferblanc qui contenait un certificat signé par le prieur de Châalis et une permission de demander l’aumône. Avec ces papiers, il pouvait parcourir librement non-seulement tout le Valois, mais encore les pays environnans.

Estève en était venu à envier le sort de cette triste créature. — Que ne suis-je resté, comme ce malheureux, dans une éternelle enfance ! disait-il au père Timothée, j’aurais pu vivre ici sans comprendre la misère de ma condition. — D’autres fois, lorsque l’air était attiédi par les premières brises du printemps, il s’approchait de l’idiot qui, joyeux et comme épanoui sous ses haillons, regardait le ciel resplendissant, et il murmurait avec une amère tristesse : — Va, lève-