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LE DERNIER OBLAT.

À ces mots il cacha son visage, dans ses mains et se tut comme effrayé de sa propre exaltation. Le père Timothée feuilleta le volume et lut au hasard quelques lignes. — De mon temps, dit-il, l’amour ne s’exprimait pas ainsi ; il avait un langage plus galant, plus leste, plus audacieux. Mais, dites-moi, mon cher fils, comment ce livre est-il tombé entre vos mains ?

— Par un hasard fort simple, répondit Estève ; dans une de nos promenades à Ermenonville, je l’ai trouvé au bord du lac, en face de l’île où repose J.-J. Rousseau. Sans doute quelque étranger l’avait oublié là en faisant son pèlerinage au tombeau.

Quelques mois s’écoulèrent. Estève était tombé graduellement dans une sorte d’anéantissement moral. Il accomplissait avec une exactitude machinale tous les actes de la vie religieuse ; on le voyait assidu au chœur ; il assistait avec une contenance recueillie aux assemblées capitulaires que le prieur convoquait quelquefois. Aucun reproche, aucun soupçon ne s’élevait contre lui, et pourtant il n’y avait plus au fond de son ame ni ferveur ni croyances. Une morne apathie avait succédé aux luttes désespérées dans lesquelles sa foi avait succombé ; il vivait dans un secret et continuel dégoût de ses devoirs et dans le sombre ennui d’une existence sans intérêt, sans espérance et sans but. Les lettres qu’il recevait de loin en loin de sa mère et de l’abbé Girou lui causaient encore plus de douleur que de joie. Il devinait, à travers la sainte résignation, les graves et pieux conseils de la marquise, les efforts d’un cœur désolé, les regrets d’une mère que la mort et un sacrifice volontaire ont privée de ses enfans. Jamais il n’avait maudit ce vœu qui le sépara du monde dès sa naissance, son respect, sa tendre vénération pour sa mère, avaient survécu à ses sentimens religieux ; mais les souvenirs qu’il chérissait autrefois, les souvenirs de son adolescence, lui étaient maintenant douloureux. Souvent il disait au père Timothée : — Je tombe dans la crainte et le dégoût de moi-même, tout me blesse et m’irrite, j’ai horreur de la solitude de ma cellule, et la compagnie que je trouve au jardin, au réfectoire, au chauffoir, partout, m’est insupportable. Oh ! mon père, que deviendrais-je sans votre amitié !

Sa seule distraction était de descendre quelquefois jusqu’à la grille de la cour d’entrée pour assister à la distribution qu’un frère convers faisait chaque jour aux pauvres mendians du voisinage. Vers midi, cette troupe déguenillée arrivait tantôt nombreuse, tantôt réduite à quelques vieillards infirmes. Il y avait parmi les malheureux