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tinua-t-elle, qu’il y a loin de ces beaux jours de ma jeunesse au terme où je suis arrivée ! — Quelle différence entre cette jeune fille qui courait joyeusement dans le jardin de la Tuzelle et la vieille femme couchée sur ce lit de douleur, d’où elle ne se relèvera plus !… Pourtant, c’est toujours la même ame dans le même corps ! — Oh ! déplorable transformation que la science humaine ne saurait arrêter ! Mystère terrible que les plus grands esprits ne peuvent comprendre !

Elle s’arrêta comme épouvantée de ses propres réflexions, et, faisant un effort pour repousser les terreurs involontaires qui la gagnaient, elle reprit avec un sourire fin et sérieux :

— Mon ami, la philosophie, qui nous éclaire pendant la vie, ne nous est bonne à rien au moment de la mort. Le plus sage serait de garder les croyances reçues, comme les anciens titres de famille, que l’on ne prend jamais la peine d’examiner, mais que l’on conserve dans ses archives pour s’en servir au besoin.

— Ainsi, dit Estève, frappé de ses paroles, ainsi, vous dont l’ame est si ferme, vous dont la vie a été sans reproche, vous qui n’éprouvez pas les craintes, les repentirs d’une conscience tourmentée, vous regrettez aujourd’hui les consolations de la religion ?

— Oui, mon cher enfant, répondit avec sincérité la vieille femme philosophe, mais ces consolations ne sont plus possibles pour moi ; la foi est à jamais éteinte dans mon ame. Ne pouvant mourir avec joie comme une chrétienne, je tâche de mourir avec courage et résignation comme un esprit fort. Au lieu de me coucher sur la cendre et de revêtir le cilice, je m’entoure de toutes les jouissances qui embellirent ma vie, je réunis près de moi tous les objets de mon affection ; mes derniers regards s’arrêteront sur ces jeunes femmes, sur ces enfans dont les têtes d’anges me souriront jusqu’au moment fatal. Mes fils, mes fils bien-aimés me manquent seuls.

— Bientôt vous aurez la consolation de les revoir, dit Estève. Mme Godefroi secoua la tête : — Non, dit-elle, c’est moi qui les ai éloignés. Ils sont ce que j’ai le plus aimé, ce que j’aime encore le plus sur la terre, et leur tendresse pour moi est égale à l’amour que j’ai pour eux. Nous aurions manqué de courage en nous quittant, et j’aurais trop redouté la mort en voyant leur douleur.

Cette fermeté sans ostentation inspirait à Estève une admiration mêlée de tristesse et d’étonnement. Les yeux fixés sur ce visage encore animé d’une si vivante expression, et dont les nobles traits étaient en ce moment comme éclairés par une flamme intérieure, il