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LE DERNIER OBLAT.

ne pouvait croire que Mme Godefroi fût près de sa fin, et il concevait une sorte d’espoir.

Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, et au point du jour Mme Godefroi renvoya Estève en lui disant : — Merci, mon ami ; grace à vous, mon insomnie n’a pas été si douloureuse, et je me sens aussi bien que si j’avais dormi.

Le pauvre religieux regagna son appartement dans un état singulier de trouble et d’exaltation. Il déposa au chevet du lit le coffret que lui avait remis Mme Godefroi, et, appuyant son front dans ses mains, il tâcha de recueillir les idées qui flottaient vagues et confuses dans son cerveau. Mais il était sous l’influence d’une excitation trop vive pour que la volonté pût dominer ses impressions. Ce monde qu’il venait d’entrevoir pour la première fois, les paroles de Mme Godefroi, le tableau de sa jeune famille, le luxe splendide qui l’environnait, enfin tout ce qu’il avait vu et entendu depuis la veille le frappait d’étonnement et le jetait dans d’étranges agitations. Il comprit mieux alors les privations, les renoncemens de la vie monastique, et toute la rigueur de ses engagemens. La fatigue apaisa enfin cette fièvre, et il s’endormit sous ses rideaux de soie, en face d’un groupe de bergères qui dansaient en rond dans un paysage de Watteau.

Estève devait être de retour à Châalis le lendemain matin, à l’heure de la messe conventuelle. Après avoir passé la journée près de Mme Godefroi, il avait soupé dans son appartement, comme la veille, et il se disposait à redescendre le soir, pour faire ses adieux à la vieille dame, lorsqu’elle lui envoya Andrette.

— Je viens de la part de madame remettre ceci à votre révérence, dit la suivante en présentant à Estève un paquet cacheté.

Il l’ouvrit avec émotion, et trouva un petit portefeuille de laque sur la première page duquel Mme Godefroi avait écrit au crayon :

« Adieu, mon enfant, l’enfant de ma bien-aimée Cécile ! Ayez le courage de vivre enfin ; que de vains scrupules ne vous arrêtent pas. Dieu est bon, et il veut que ses créatures soient heureuses ici-bas. »

— Hélas ! je ne la verrai donc plus, dit Estève en serrant le portefeuille contre son cœur ; elle ne veut pas recevoir mes adieux ?

— Elle a redouté l’émotion d’un pareil moment, dit tristement Andrette ; elle sent bien que cet adieu est le dernier.

— J’ai un meilleur espoir, reprit Estève ; non, il n’est pas possible qu’elle soit si près de sa fin. Elle est encore pleine de force ; toute la nuit elle m’a parlé avec la même grace, la même fermeté d’esprit qu’autrefois.