Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/613

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
607
LE DERNIER OBLAT.

de Senlis, toutes les maisons étaient fermées, et aucune voiture ne passait sur la route déserte. La prudence l’empêcha de frapper à l’une des hôtelleries du faubourg, et il se décida à passer la nuit sur un banc, au milieu des allées d’ormes qui bordent le rempart. Jusqu’alors il avait agi par une impulsion presque machinale ; il était allé en avant, sans regarder devant ni derrière lui, et comme emporté par une force intérieure ; mais quand il se fut arrêté, quand il se vit seul et tranquille pour plusieurs heures au milieu du repos et du silence de la nuit, il se prit à réfléchir et à penser avec une sorte d’étonnement à l’acte qu’il venait d’accomplir. Une joie indicible, un courage immense, remplissaient son cœur ; il se sentait renaître, et, les yeux tournés vers le vaste horizon dont les lignes confuses se dessinaient sur un ciel orageux, il murmurait avec une sourde ivresse : — Je suis libre ! libre enfin ! — Ce fut ainsi qu’il passa toute cette nuit.

Un hasard heureux lui ôta le souci de chercher comment il s’en irait de là le lendemain : au point du jour, une lourde voiture sortit de la ville ; c’était la patache qui, deux fois la semaine, transportait les voyageurs de Paris à Meaux. Estève se présenta et prit place sans difficulté. On ne s’étonna point que, pour un voyage si court, il n’eût d’autre bagage que le coffret qu’il avait placé sur ses genoux, et personne ne conçut à son égard le moindre soupçon. Le même jour, vers le soir, il était à Meaux, installé dans l’auberge de la Croix d’Or, où étaient descendus avec lui deux ou trois de ses compagnons de route. Son premier soin fut d’aller aux renseignemens ; il questionna, non sans émotion et sans anxiété, un des gens de l’auberge.

— Si je sais où est Froidefont ! s’écria le valet, j’irais les yeux fermés, d’autant plus qu’il n’y a qu’une petite lieue, et que le chemin est uni comme le parquet de cette salle.

— Et y a-t-il quelqu’un au château ? demanda encore Estève, dont le cœur battait plus vite en ce moment.

— Certainement, monsieur, c’est-à-dire je le crois, ayant vu passer dernièrement les équipages et tout le train de maison.

— Comment ? les maîtres du château de Froidefont voyagent donc avec beaucoup de monde à leur suite ?

— Deux ou trois voitures et puis les fourgons. Il y a toujours grande compagnie au château, et c’était encore bien autre chose du temps de feue Mme la marquise.

— Elle est donc morte ? s’écria Estève.