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— Il y a long-temps déjà, répondit tranquillement le valet ; aujourd’hui il ne reste plus que Mme la marquise douairière et sa petite-fille Mme la comtesse de Champreux.

Estève respira : il était évident que l’aïeule d’une jeune femme ne pouvait guère avoir moins d’une soixantaine d’années, et que c’était cette belle marquise de Leuzière, jadis aimée par le comte de Baiville, qui vivait encore.

Mme la comtesse douairière de Champreux, — reprit le valet avec cette emphase des petites gens qui croient se faire honneur à eux-mêmes en parlant des grands, — une veuve de vingt ans, le plus beau parti de la cour, à ce qu’on dit ; je tiens cela des gens du château. Est-ce que monsieur connaît quelqu’un à Froidefont ?

— Je suis venu ici pour avoir l’honneur de faire une visite à Mme la marquise de Leuzière, répondit froidement Estève.

Ce seul mot valait une recommandation, Estève en fit l’expérience ; personne, à l’auberge de la Croix d’Or, ne fit sur son compte des investigations embarrassantes. Il expliqua aisément l’espèce de dénuement où il était par une négligence, un oubli, qui lui avaient fait perdre ses effets, et il se hâta de commander tout ce qui lui manquait, c’est-à-dire des habits convenables pour se présenter partout. La mode de l’époque favorisa cette complète métamorphose : tous les hommes alors, du moins les hommes d’un certain monde, portaient des perruques poudrées, et Estève, qui avait rasé sa couronne monacale, put cacher le sacrifice qu’il avait fait de sa chevelure en adoptant la coiffure des gens élégans. Tous ces soins le préoccupèrent une semaine ; puérils pour d’autres, ils étaient graves dans sa situation.

Enfin, par une belle journée de mai, il prit la route de Froidefont. Ceux au milieu desquels il vivait encore quelques jours auparavant eussent passé à côté de lui sans le reconnaître : il portait un habit de soie d’une couleur sombre, qui faisait paraître sa taille plus mince et plus élevée ; les cheveux poudrés qui entouraient son front donnaient plus d’éclat à son teint ; sa tournure était noble, et sous ce costume il ressemblait d’une manière frappante à quelqu’un qui avait rempli la vie de sa mère de douleur, de remords, et dont il n’avait jamais entendu prononcer le nom.

En approchant de Froidefont, Estève crut voir une demeure royale ; ses yeux, habitués aux beautés riantes et pittoresques du parc d’Ermenonville, étaient étonnés de l’étendue et de la symétrie de ces jardins créés à l’imitation de ceux de Versailles. Le château,