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barismes, de fautes d’impression, elles peuvent soulager un peu le lecteur, mais elles ne dispensent pas des textes originaux. Il suffit, pour comprendre toutes ces négligences, de jeter les yeux sur la longue liste d’ouvrages traduits ou composés par M. Tissot. Un seul homme ne peut pas suffire à une telle besogne ; et que résulte-t-il de toute cette hâte ? Plût à Dieu qu’elle n’eût pas d’autre résultat que de produire de mauvais ouvrages ! Si ce que M. Tissot a fait est mal fait, c’est tant pis pour M. Tissot ; mais, si ses traductions empêchent d’en faire de meilleures, c’est tant pis pour tout le monde. Rien n’était plus facile à M. Tissot, l’homme de France le plus véritablement instruit du mouvement philosophique en Allemagne, que de choisir quelques livres considérables et d’en faire des traductions accomplies ; tandis qu’en ajoutant en quelque sorte sa barbarie à celle de Kant, il n’a fait que créer des difficultés nouvelles et rendre plus repoussant encore l’aspect extérieur de cette philosophie. Ce n’est pas d’un Français qui se fait Allemand que nous devons attendre la lumière sur un pareil sujet. M. Tissot a passé à l’ennemi, c’est un Allemand, il ne peut s’en dédire. S’il pouvait faire entrer la philosophie française dans les voies de la philosophie allemande, il croirait l’avoir sauvée ; mais je l’en défie. Ce pays-ci est le pays du sens commun ; on ne s’y paie pas de chimères. Nos rêveurs métaphysiques, qui accaparent la vogue pour quelques jours, ont des enthousiastes, mais pas de disciples. Aucune philosophie ne jettera de racines dans le pays de Descartes si, avant tout, elle n’est raisonnable et intelligible. Si nous sommes sûrs d’avoir toujours le sens commun, nous pouvons sans regret abandonner le génie aux autres.

Il est juste toutefois de mentionner, à côté de M. Tissot, M. Ch. Bénard, professeur de philosophie à Rouen, qui a publié l’Esthétique de Hegel[1]. C’est un heureux choix à tous égards. Aucune science n’a autant d’attrait pour tous les esprits que la science du beau, et, par une destinée bizarre, il n’en est peut-être aucune qu’on ait cultivée avec moins de succès. Nous avons en France, outre l’essai de Montesquieu sur le goût, le traité de l’abbé Batteux et celui du père André ; mais ce sont assurément de fort médiocres ouvrages, et M. Bénard a bien raison de leur préférer celui de Hegel. Peut-être ne fait-il pas assez de cas du sixième livre de la première Ennéade de Plotin ; le chef de l’école d’Alexandrie s’y élève, à la suite de Platon, à des hauteurs que personne peut-être ne pourra dépasser. Il

  1. Cours d’Esthétique, par W. Fr. Hegel, analysé et traduit par Ch. Bénard, professeur de philosophie. Paris, chez Joubert.