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la déperdition de la voix, qui, sans cette large issue[1], n’aurait pas manqué de s’affaiblir et de s’altérer dans la concavité de cette espèce de casque. Tout le monde sait quel changement la voix éprouve sous nos masques actuels par suite de la petitesse de leur bouche. C’est pour parer à cet inconvénient que la partie inférieure du masque de l’arlequin a été supprimée et remplacée par une mentonnière mobile. À mon avis donc, les énormes bouches des masques antiques avaient pour but, non de porter la voix des acteurs à une plus grande distance, mais seulement de lui conserver sa force et sa pureté naturelles. J’ajouterai d’ailleurs que les comédiens de l’antiquité n’avaient pas besoin pour se faire entendre de recourir à des moyens artificiels. Dans les plus vastes théâtres antiques, à Taormine, à Sagonte, à Épidaure, plusieurs voyageurs ont essayé de réciter des vers, et, du proscenium aux derniers gradins de la cavea, les vers ont toujours été parfaitement entendus. Souvent, au moyen-âge, et quelquefois de nos jours[2], on a donné des représentations scéniques sur les ruines des théâtres et même des amphithéâtres anciens, sans que les acteurs aient jamais été obligés d’employer des moyens artificiels. Enfin, cette excessive ouverture de bouche, qu’on remarque dans la plupart des anciens masques tragiques, n’existe pas dans les masques de femmes et de jeunes gens, qui n’avaient pas apparemment moins besoin de se faire entendre.

Je ne crois pas davantage que les proportions gigantesques données aux tragédiens aient eu pour cause des nécessités d’optique. D’abord, on a fort exagéré l’étendue des théâtres anciens, qu’on a confondus souvent avec l’étendue au moins quadruple des amphithéâtres et des cirques. Comme de toutes les places il était facile de saisir les paroles que prononçait l’acteur, il était également aisé de discerner ses traits, même avec une vue médiocre, et l’on sait de quelle force étaient doués les organes visuels des Athéniens, qui, du

    tous les spectateurs, en quelque nombre qu’ils puissent être. Dans le rapport que M. Mongez fit au nom de cette commission, et qui est inséré dans les Mémoires de l’Institut national, Littérature et Beaux-Arts, t. III, p. 422 et suiv., il est d’avis qu’on dut entendre très aisément les acteurs dans les théâtres anciens.

  1. Aulu-Gelle insiste sur ce que cette issue était unique ; il se trompe. Les textes et les monumens ne permettent pas de douter qu’on ne ménageât dans les masques scéniques des ouvertures pour les yeux et peut-être pour les narines.
  2. En 1785, on a joué sur les ruines de Sagonte quatre comédies espagnoles devant plus de quatre mille spectateurs. Suivant les relations du temps (voyez Journal de Paris, 20 novembre 1785), les personnes assises sur les gradins les plus éloignés de la scène entendirent les acteurs aussi distinctement que celles qui étaient placées au premier rang.