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chemins de fer naîtra des chemins de fer, de l’observation de leurs avantages et de leurs inconvéniens. C’est une théorie qui nous coûtera peut-être un milliard ; mais nous ne changerons pas le cours des choses, et les esprits timides et incertains doivent se résigner et marcher avec les autres. C’est ainsi qu’on a fait les croisades. Les hommes politiques du temps, les hommes prudens et froids, déploraient ce qu’ils appelaient une folie. Les croisades ont eu lieu ; elles n’ont pas atteint leur but direct. L’Asie est restée aux infidèles ; Jérusalem n’est restée au pouvoir des chrétiens, on peut dire, qu’un moment. Mais les croisades ont produit des effets auxquels nul ne songeait alors ; elles ont puissamment contribué à l’abaissement de la féodalité, à l’émancipation des communes, à la formation du tiers-état, à la civilisation du monde.

Ces considérations ne sont nullement étrangères au vote de la chambre des députés. Pourquoi, en définitive, une loi qui soulève sans aucun doute de graves objections, une loi dont, en particulier, une disposition, la simultanéité des travaux, avait été attaquée d’une manière formidable par un orateur si puissant que M. Thiers, a-t-elle été cependant adoptée à une si grande majorité ? On a parlé de coalition d’intérêts, soit ; mais en acceptant pour vrai tout ce qu’on a dit à ce sujet, on n’expliquerait pas encore cette grande majorité. La vérité est que ceux-là même qui trouvaient la loi imparfaite ou peu conforme aux règles de la prudence, ceux-là aussi, ou du moins une partie d’entre eux, ont voté en faveur du projet ; leur suffrage n’était pas une contradiction. Ils désiraient un meilleur projet, et nous sommes loin d’affirmer que le projet ne laisse rien à désirer ; mais ils voulaient avant tout une loi. Ils ne voulaient à aucun prix que la chambre des députés prit sur elle de dire au pays : Cette année encore, il n’y aura rien de décidé pour les chemins de fer ; toutes vos espérances étaient chimériques ; votre attente sera trompée. Le pays désire la loi ; le gouvernement la propose ; la chambre des députés n’en veut pas. — C’est ainsi que le projet a réuni 255 suffrages sur 338 votans.

Un autre fait remarquable s’est montré dans la discussion. Les hommes les plus unis par la politique se sont réciproquement combattus sur le terrain des intérêts matériels. M. Thiers a trouvé devant lui M. Billaut, à côté de lui M. Dangeville. On est forcé d’en conclure que la discussion n’avait rien de politique, que c’était une pure question d’affaires, car sans cela il faudrait admettre que M. Thiers a été abandonné par un de ses lieutenans, et que M. Duchâtel l’a été par un de ses soldats. Il faut donc, dût-on passer pour des hommes à courtes vues, admettre qu’il n’y avait pas là de politique, ni par conséquent de défection.

Nous disons plus, c’est que, dans l’état de nos mœurs constitutionnelles, il n’est donné à personne d’élever les questions de cette nature à la hauteur d’un grand débat politique, d’en faire une lutte de partis, une question de pouvoir. Il faut pour cela des partis fortement organisés, des chefs unanimement reconnus et quelque peu absolus, une abnégation entière de tout intérêt particulier, non par vertu, mais par ambition, par orgueil, par esprit de corps, parce qu’on a la profonde conviction qu’il n’y a pas d’intérêt plus