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DESTUTT DE TRACY.

M. de Tracy croyait trop à ses propres pensées pour être ébranlé par celles d’autrui, et la vérité lui semblait trop absolue pour la reconnaître dans cette vaste dispersion de ses parties, qui, aux yeux d’un logicien aussi rigoureux, empêchait sa démonstration en détruisant son unité. Aussi demeura-t-il attaché à ses théories avec une fermeté tranquille, car il supposait l’esprit humain livré à un égarement passager, et il comptait avec confiance sur ses retours. Rendu, en 1832, à l’Académie des sciences morales et politiques, qu’il avait autrefois illustrée, il ne parut qu’une seule fois à ses séances. En devenant vieux, il était tombé dans une grande tristesse. Au souvenir toujours douloureux de ses plus chères amitiés perdues, au chagrin philosophique de ses opinions délaissées, s’était jointe une désolante infirmité. Depuis plusieurs années, il n’y voyait presque plus, et sa seule distraction était de se faire lire et relire Voltaire. Ce premier précepteur de ses jeunes années le consolait, dans ses derniers jours, par son bon sens, le charmait par sa grace, le faisait sourire par son esprit ; il le savait par cœur, et l’appelait le héros de la raison humaine. Peu à peu il déclina, sans que son jugement restât moins net et son ame moins ferme, et, visité par quelques amis qui pensaient comme lui, consulté par de jeunes savans dont il encourageait les travaux, entouré des soins et des tendres respects de ses enfans, il vit approcher sa fin avec un regard tranquille, et il s’éteignit doucement, le 9 mars 1836, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Avant de nous séparer de M. de Tracy, disons un dernier mot sur ses pensées, sur son caractère, sur sa vie. Philosophe éminent, analyste ingénieux, logicien puissant, écrivain pur et distingué, M. de Tracy s’est borné volontairement dans sa science. Les immortels problèmes, la nature et la fin des choses, le principe des êtres, la destination de l’homme, le but de la création, les lois cachées de l’univers, tout ce qui a exercé les plus grandes intelligences, tout ce qui a transporté l’esprit humain dans les régions les plus hautes de la pensée et l’a fait arriver jusqu’aux confins extrêmes qui séparent les desseins connus de Dieu, réalisés dans le monde, des vérités infinies dont il a laissé voir ici les mystères pour en donner plus tard les explications, n’ont point provoqué les recherches de M. de Tracy, attiré sa curiosité, tourmenté son ignorance. Il n’a désiré connaître que ce qu’il pouvait pleinement savoir, et, négligeant le reste sans toutefois le dédaigner, il a mieux aimé demeurer dans l’indifférence lorsqu’il était réduit aux hypothèses. Il