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LE DERNIER OBLAT.

Aussitôt il a passé la rivière, et j’avoue que je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant cette figure qui sortait de l’eau tout échevelée et ruisselante, avec une poignée de roseaux à la main comme ces fleurons peints en camayeu sur les dessus de porte. Ce malheureux s’est approché, et j’ai compris tout de suite, à sa manière de parler, à son air, que c’était un idiot, un insensé. Il s’est mis à dire mille choses incohérentes dont nous avons eu la folie de nous divertir. Tout à coup il a commencé à psalmodier en imitant l’air recueilli et l’attitude d’un moine qui chanterait au chœur ; puis, comme nous le regardions en riant, il nous a commandé d’un air impérieux de nous mettre à genoux. Je lui ai dit de s’éloigner, et, voyant qu’il n’obéissait pas, j’ai fait signe à Mlle de La Rabodière et à Georgette de me suivre ; mais il nous a barré le passage, et, tirant son couteau d’un air de fureur, il a renouvelé son injonction. Nous étions plus mortes que vives. Il a fallu céder. Alors, soit avec une méchante intention, soit seulement pour nous effrayer, il s’est mis à bondir autour de nous avec son couteau à la main… Cependant Georgette s’est courageusement échappée pour aller chercher du secours ; mais il l’a rejointe à l’embarcadère et l’a ramenée.

— Après avoir donné un coup de pied à la barque, qui a suivi le fil de l’eau et qui doit être loin à présent, ajouta la jeune fille.

— Quelle situation ! reprit la comtesse. Cet homme continuait à nous menacer, et s’irritait au moindre mouvement que nous faisions. C’était un accès de folie qui s’exaltait de plus en plus. Nous étions terrifiées. Quel moyen de sortir d’une telle position ? Que dire à un fou pour le toucher, l’effrayer ou le convaincre ? Heureusement, oh ! bien heureusement, monsieur, vous êtes venu à notre secours.

— Et heureusement aussi vous avez imposé à cet homme, et il s’est souvenu dans sa folie que vous lui aviez fait du bien, ajouta Mlle de La Rabodière. Dans son respect et son affection, il vous a appelé son père. Mais où donc l’avez-vous rencontré ? À la porte de quelque couvent, je suppose, car il vous a parlé d’un moine.

— Oui, je me souviens, répondit Estève d’une voix troublée ; c’était effectivement dans une maison religieuse.

— À l’abbaye où M. votre oncle, le comte de Baiville, a fait profession ?

— Oui, mademoiselle, c’est là précisément.

— Voilà pourquoi il voulait vous emmener pour qu’on vous donnât une robe de moine. Quel étrange pêle-mêle d’idées dans la tête de ce malheureux !