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LE DERNIER OBLAT.

— Mais cette somme vous sera nécessaire en pays étranger, s’écria Estève ; non, non, gardez tout.

— J’ai pris vingt-cinq louis, c’est plus que suffisant pour mon voyage, répondit simplement le père Timothée ; une fois arrivé, je n’aurai plus besoin d’argent.

— Mais où allez-vous donc ? demanda Estève avec étonnement.

— En Italie, dans un des couvens de l’ordre de Citeaux ; — et, voyant l’étonnement d’Estève, il reprit ; — Que ferais-je dans le monde ? la plupart de mes contemporains n’existent plus, et ceux qui ont survécu sont dispersés à l’étranger. Une fois que je serai séparé de vous et de l’abbé, je sens que je ne pourrai plus vivre qu’en reprenant les habitudes auxquelles j’ai été plié si long-temps. La liberté m’est, à présent, un bien inutile ; je ne sais plus que faire de moi-même.

Il partit en effet, et, deux mois plus tard, une lettre de lui annonça à Estève qu’il était dans un couvent de bénédictins aux environs de Rome.

Cependant les mauvais jours de la révolution approchaient ; déjà les proscriptions avaient commencé. L’abbé Girou, qui n’avait pas adhéré à la constitution civile du clergé, et qui avait déjà donné sa démission d’aumônier de Saint-Lazare, pouvait être arrêté comme prêtre réfractaire. Heureusement il vivait oublié dans cette petite maison solitaire et comme perdue entre de vastes jardins dont il n’osait plus franchir l’enceinte. Estève lui-même se hasardait rarement à descendre dans les quartiers populeux pour avoir quelque nouvelle de ce qui se passait dans les clubs et à l’assemblée législative.

Ils n’avaient guère de relations au dehors qu’avec un ancien employé de la maison de Saint-Lazare. Ce brave homme venait de temps en temps leur dire les évènemens, qui, à cette époque, se succédaient avec une si effroyable rapidité. Ce fut par lui qu’ils apprirent la révolution du 10 août et l’arrestation de la famille royale. Quelques jours plus tard, cet homme arriva, pâle de terreur. — Depuis hier, dit-il, on tue dans les prisons de Paris ; c’est une boucherie ! Comme j’ai entendu dire qu’il y avait de grands rassemblemens autour de la prison du Temple, j’y suis allé. Une troupe de gens déguenillés arrivaient en hurlant et en chantant le ça ira. L’un d’eux portait une pique au fer de laquelle on avait mis une tête, une tête de femme pâle, les yeux à demi ouverts, avec de longs cheveux blonds qui flottaient autour de la pique… Cette tête, c’était celle de la princesse de Lamballe !