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gée de cette négociation ne tarda pas à détruire cette espérance : M. de Blanquefort, pour empêcher Estève de profiter des droits que lui avait rendus le décret qui rompait ses vœux religieux, venait de dénaturer toute sa fortune et de la convertir en valeurs numéraires. Partisan de la révolution et ami de Mirabeau, il devait se rendre prochainement à Paris.

Estève se renferma dès-lors dans la solitude et l’intimité de ses relations. Un sentiment de fierté, de délicatesse, l’avait empêché de faire des démarches pour se rapprocher des enfans de Mme Godefroi, et il se mit à travailler pour ajouter un peu d’aisance au strict nécessaire que les ressources de l’abbé Girou procuraient à leur humble ménage. Il faisait des copies et mettait au net les livres des petits commerçans du faubourg Saint-Denis. De son côté, le père Timothée gagnait quelque chose en mettant à profit le talent qu’il eut jadis de peindre de charmans pastels : il faisait des enluminures pour les marchands d’estampes. Le vieux moine voyait avec une indignation profonde les progrès de la révolution et les insultes faites à la royauté. Il abhorrait cette rénovation de tous les pouvoirs, et, chose étrange ! le décret sur la constitution civile du clergé causa au vieil athée beaucoup d’irritation et de chagrin.

— Depuis long-temps je ne suis plus chrétien, disait-il, mais je suis et serai toujours gentilhomme ; je ne puis assister sans douleur à la chute de tout ce qui soutenait la puissance royale.

D’autres fois il tombait dans de sinistres prévisions.

— Il n’y a plus de royaume de France depuis que le roi a accepté la constitution, disait-il ; tous ces désordres amèneront quelque chose comme ce qui s’est passé jadis en Angleterre ; ce peuple hérétique et rebelle assassinera son souverain.

Un jour, il rentra plus tard que de coutume ; sa physionomie, ordinairement froide et pensive, trahissait une émotion intérieure.

— Mes amis, dit-il, je ne saurais plus vivre dans ce pays, au milieu de tant d’attentats et de folies ; je m’en vais attendre, hors du royaume, la fin de tous ces désastres. Aujourd’hui, j’ai retrouvé un ancien ami, un homme que je voyais tous les jours, il y a quarante et quelques années, dans le salon de Mme de Pompadour. Il part demain, et je pars avec lui ; plus tard, sans doute, vous viendrez me rejoindre ; — et, déposant une bourse sur la table, il ajouta : — Permettez que je songe à vos frais de voyage ; j’avais prêté jadis quelques centaines de louis au chevalier de Rossi, il s’en est souvenu fort à propos aujourd’hui.